Lundi 11 juillet
Chaude journée à Vienne. Son théâtre antique (7000 places) accueille Sonny Rollins attendu à 20h30. Grâce à Jean-Pierre Vignola que je salue ici, je retrouve avec plaisir la ville et son festival dont j’étais un habitué dans les années 80. Ayant obtenu ma carte d’accréditation au bureau de presse, j’assiste au réglage de balances de ce dinosaure du jazz, quatre-vingt-un ans le 7 septembre prochain. Rollins marche avec difficulté, comme un gros ours fatigué pesant ses lourdes pattes sur un sol qui ne paraît pas stable. Le dos courbé, il arpente la grande scène en tous sens, se redresse pour souffler avec assurance dans son ténor. Il possède toujours un son énorme et des idées mélodiques qui semblent ne jamais se tarir. Ce n’est plus un soundcheck, mais un concert d’une heure trente au cours duquel le colosse souffle une pluie de notes brûlantes et affirme une énergie intacte. Rollins laisse tourner une section rythmique très au point qui sert parfaitement sa musique. Depuis bientôt deux ans, un batteur fougueux rythme ses nombreux calypsos, son bop mâtiné de rythmes latins. A la batterie, Kobie Watkins assure des tempos musclés et solides sur lesquels se greffent les congas de Sammy Figueroa. La contrebasse ronronnante de l’inusable Bob Cranshaw – que l’on a l’habitude d’entendre à la basse électrique – et la guitare de Peter Bernstein complètent la trame rythmique. Ce dernier aimerait bien jouer davantage sa musique, exposer ses propres idées. Il en aura l’occasion lors du concert – trois heures de musique, avec une pause de vingt minutes – lorsque Rollins, fatigué, aura besoin que ses musiciens le relayent, l’aident à mener à bien ses travaux d’hercule. Joués en rappel, Don’t Stop the Carnival et Tenor Madness lui seront partiellement confiés. Pourtant le saxophoniste n’aime guère passer la main. Il la garde même le plus longtemps possible. Ses chorus généreux laissent peu de place à d’autres que les siens. Il ne laisse jamais longtemps s’envoler les instruments qui l’accompagnent et dialogue parcimonieusement avec eux. Arc bouté sur son ténor, Rollins recherche l’exploit technique, va jusqu’au bout de lui-même dans un répertoire familier dans lequel il parvient toujours à surprendre.
MARDI 12 juillet
Journée caniculaire. Voilé depuis le milieu de la journée, le ciel pèse sur nos têtes comme une chape de plomb chauffée à blanc. La pluie s’annonce, mais tarde à tomber. L’orage n’éclatera pas avant minuit, au cours du rappel que Marcus Miller, Wayne Shorter, Herbie Hancock, Sean Jones et Sean Reickman accordent à un public qui les ovationne. Le quartette de John Scofield assure la première partie de leur “Tribute to Miles”. Guitariste confirmé, il a joué avec ce dernier, remplaçant Mike Stern en 1982 dans la formation du trompettiste. Scofield possède une sonorité bien à lui, raccordant son instrument à divers effets afin d’obtenir une sonorité légèrement réverbérée. Construisant ses phases avec un grand sens du rythme, tirant de ses cordes des inflexions percussives, il les trempe dans le blues et la soul. Dans sa jeunesse, il a appartenu à des formations de rhythm and blues et la soul reste présente au sein des nombreux albums qu’il a enregistré. Le blues aussi, et ce n’est pas un hasard si John Scofield s’entend si bien avec Mulgrew Miller, pianiste chez qui cet idiome fondateur est parfaitement naturel. Intégré au vocabulaire du bop, il nourrit un piano qui swingue et rappelle d’illustres aînés. Art Tatum, Bud Powell, Oscar Peterson se font ainsi entendre dans une musique raffinée, des lignes mélodiques élégantes qui donnent des couleurs à la musique de John et lui procure une assise rythmique non négligeable. Outre une intelligente répartition des chorus, les deux hommes dialoguent, échangent des idées, le pianiste jouant souvent au plus près de la contrebasse de Scott Colley, et de la batterie de Bill Stewart, grand technicien de l’instrument qui ponctue, relance et fait chanter ses cymbales.
Sean Reickman, le batteur du “Tribute to Miles”, concert auquel nous assistons ensuite après un rapide changement de plateau n’a pas ce talent. Il en a d’autres, donne une assise funky à la musique, lui fournit un groove appréciable, mais les rythmes ternaires ne font pas son affaire. Il joue depuis longtemps avec Marcus Miller un jazz funk qui n’est pas trop pour moi et je me suis bien sûr demandé quelle serait la musique de ce concert réunissant deux légendes de l’histoire du jazz à de jeunes musiciens talentueux, Miller, star confirmé, étant lui-même un des grands de la basse électrique depuis la disparition de Jaco Pastorius, son modèle et inspirateur avec Stanley Clarke. Contre toute attente, le concert fut une bonne surprise. Les arrangements sobres et pertinents du bassiste mirent en valeur la musique, pot-pourri de quelques grands succès du trompettiste au cours de différentes époques de sa carrière. Avec Herbie Hancock au piano acoustique et Wayne Shorter au ténor et au soprano, la musique de Miles revivait comme par magie, la trompette de Sean Jones, un peu en retrait pour ne pas rompre le charme, s’intégrant parfaitement au dispositif orchestral. Marcus ponctuait par des notes funky les phrases colorées des solistes, un sax fluide soufflant des myriades de notes bleues, un piano confié à un génial créateur d’harmonies. Herbie rajoutant des couleurs, de l’épaisseur sonore avec son Korg, donnant un aspect électro-acoustique à la musique. Les morceaux défilèrent enchaînés les uns aux autres : Bitches Brew actualisé, Sunday My Prince Will Come embellit par des nappes de synthés, Footprints confié à Shorter particulièrement inspiré. Les derniers disques de Miles ne sont pas tous convaincants. Le trompettiste qui cherchait à séduire un large public fit trop de concessions. De cette période datent Jean-Pierre et Time After Time, des mélodies mièvres et racoleuses que Miller habille de nouveaux arrangements. Après une séquence bop et acoustique, vint enfin la pluie et Tutu en rappel, John Scofield rejoignant la formation dans un final logiquement confié à la basse électrique de Miller, principal responsable de cette célébration.
PHOTOS © Pierre de Chocqueuse