Geri Allen, Kenny Davis & Kassa Overall
JEUDI 20 janvier
Cela faisait longtemps que l’on attendait Patrick Favre dans un club parisien. Le Sunside l’accueillait le 20 janvier dernier et la qualité fut au rendez-vous de nos espérances. En trio avec
Gildas Boclé à la contrebasse et Karl Jannuska à la batterie, les musiciens de son
dernier album “Humanidade”, Patrick fit d’emblée chanter ses notes de son piano. Leur flot paisible et régulier baigne ses thèmes oniriques. Résolument modale, sa musique en nécessite peu. La
difficulté est de les assembler afin de leur donner le plus d’éclat possible. Patrick sait les faire sonner. Taillées et polies comme des diamants, elles étincellent sans défauts dans des
improvisations structurées et réfléchies. Ses thèmes, de courts motifs mélodiques, donnent ainsi naissance à de vastes paysages harmoniques dont il a soigneusement peaufiné l’architecture et les
couleurs avant
de les livrer au
disque, de les jouer en concert. Spontanéité et imprévu n’y sont nullement exclus. Chaque composition peut être améliorée par les nouvelles idées mélodiques ou rythmiques qu’apportent les
musiciens. Le trio interpréta Instinct, Distance, Sereine, des morceaux aux noms
courts qui traduisent en un seul mot l’émotion, le ressenti du pianiste. Les tempos sont lents. Le recours à des pédales ralentit plus encore le rythme harmonique de ces pièces majestueuses.
Confié au piano et à la contrebasse, leur déroulement mélodique en bénéficie. Gildas Boclé utilise avec bonheur son archet. Le piano prend le temps de poser les couleurs
du rêve. Confiés à Karl Jannuska, les rythmes se font légers et aériens. Le second set sera meilleur encore. Les musiciens
prennent davantage de risques et Air de
Lune en bénéficie. Les musiciens ont retravaillé cette pièce que la contrebasse et le piano se partagent seuls dans “Humanidade”. Ils se lâchent, improvisent, déploient largement le
spectre coloré de leurs instruments dans une version différente de celle du disque. Premice, un titre plus musclé, leur offre des interventions
dynamiques. Les phrases s’allongent, héritent de nouvelles couleurs harmoniques. Le trop court troisième set fut un enchantement. Daphné, un
extrait de “Danse Nomade” n’a quasiment pas été répété avant le concert. Bénéficiant de chorus spontanés, d’un léger balancement rythmique qui convient au piano tendre et lyrique de
Patrick, il trouva son interprétation idéale.
VENDREDI 28 janvier
Les visites de Geri Allen se font rares. La pianiste ne s’était pas produite en
France depuis quatre ans. La voir programmer au théâtre Paul Eluard de Choisy-Le-Roi dans le cadre du Festival Sons d’hiver constituait donc un événement. Time
Line, le groupe qui l’accompagne associe un « tap percussionist » à une section rythmique. Utilisées comme un instrument à part entière, les
claquettes de Maurice Chestnut doublent les rythmes de la batterie ou dialoguent avec eux. L’homme saute, cabriole, bat l’air de ses
bras pour trouver son équilibre. Cette énorme dépense d’énergie l’oblige parfois à quitter la scène pour récupérer. Geri Allen se
retrouve alors en trio pour jouer son piano. Elle
possède un jeu puissant aux harmonies riches et colorées, met de la tension dans ses notes, du feu
dans ses accords, donne de la dynamique à sa musique, un ballet dont elle rythme figures et épisodes. Il y a beaucoup d’imprévus
dans ses voicings, véritable flux pianistique, dont elle contrôle le débit et l’intensité. Elle dispose de la contrebasse mélodique de Kenny Davis et d’un batteur au chabada très précis. Attentif à son jeu, prêt à réagir à ses nombreuses demandes, Kassa Overall dialogue avec elle, transpose en figures rythmiques les riffs de son piano. S’appuyant sur la contrebasse métronomique de Davis,
multipliant les duos avec Overall et Chestnut, ce
dernier s’élançant, échappant à la terre pour mieux la marteler de ses pas, Geri nous combla par un répertoire tonique comprenant compositions personnelles (Philly Joe) et
standards de jazz. Ancré dans la tradition, son piano actualise et enrichit le vocabulaire du bop, s’ouvre largement à l’harmonie la plus contemporaine. Le blues et le groove
imprègnent naturellement sa musique. Charlie Parker, Thelonious Monk et
Mal Waldron (Soul Eyes) se retrouvent à la fête dans un piano orchestral aux notes généreuses, aux basses lourdes et
percussives (l’influence de Cecil Taylor) pour célébrer le rythme.
LUNDI 31 janvier
De Jean-Jacques Elangué, je n’avais rien entendu. Quant à Tom McClung,
compagnon de route d’Archie Shepp, je connais son piano depuis pas mal de temps. Nicolas Petitot m’avait remis leur disque. Il aime le jazz et,
occasionnellement, édite quelques albums. Sa production précédente, un enregistrement de Tom jazzifiant en solo le répertoire classique, ne m’avait guère séduit. Recueil de pièces pour saxophone
et piano, “This is You” le nouveau disque me plaît énormément. Dans un Sunside presque trop plein (un exploit pour un lundi soir !), les deux hommes nous en offrirent un contenu
différent, imaginant d’autres progressions harmoniques, d’autres introductions et codas à leurs morceaux. Comment deviner
In the Night, dernière pièce de l’album, dans le
souffle brûlant du ténor qui en masque longtemps le thème ? Tom assura le premier chorus de ce morceau funky qui favorise le swing et se prête aux échanges. Au saxophone ténor,
Jean-jacques Elangué possède une sonorité ample et généreuse. Il sculpte ses notes avec tendresse, en étrangle le son, le fait vibrer lorsqu’il le souhaite. Il utilise tout le
registre de son instrument et ses basses portent à l’estomac. Près de lui, Tom McClung trouve toujours les accords adéquats, des notes très bleues qui enrichissent la ligne
mélodique de ses phrases. Ses chorus sont des pluies de notes élégantes macérées dans le blues. Tom et Jean-Jacques aiment Thelonious Monk et jouent Pannonica,
Skippy, un medley
de ses thèmes, sans
oublier Nutty, un des morceaux de leur album. Leurs propres compositions, lyriques et anguleuses, ne sont pas étrangères à son influence. Monk n’aurait sûrement pas désavoué
Kouignamani abordé à l’unisson par deux instruments malicieux. Le saxophone répond à un piano un peu canaille au déhanchement chaloupé, Tom assurant les basses à la main gauche.
Jean-Jacques joue la ligne mélodique pendant que son complice improvise. Ces deux-là se complaisent dans le bop. Monk n’est pas leur seule référence. Charles Mingus et
Duke Ellington occupent aussi leur mémoire et le blues le plus authentique imprègne leur musique. De ce dernier, ils reprennent Fleurette Africaine, en donnent une
version onirique. L’émotion, le feeling passe aussi par la voix. Celle de Jean-Jacques brode des onomatopées, ajoute des paroles à This is You, superbe ballade qui donne son nom à un
album pas comme les autres.
PHOTOS © Pierre de Chocqueuse