Lundi 12 mars
Le tout Paris du jazz s’était donné rendez-vous au Palace pour
écouter le Duke Orchestra de Laurent Mignard qui fêtait la sortie de son second album,“Ellington French Touch”, un recueil de
compositions ou d'arrangements de Duke Ellington et Billy Strayhorn associés à l’hexagone, la présence de nombreuses pièces rares
ou inédites évitant de faire tomber l’orchestre dans de la musique de répertoire. Invités par Claudette de San Isidoro, attachée de
presse de la Maison du Duke, ou par Agnès Tomas qui assure la promotion du nouveau disque, de nombreux journalistes s’étaient déplacés.
J’ai fréquenté le lieu à la fin des années 70, m’occupant de Millie Jackson qui y donnait un show, assistant au premier des trois
concerts qu’Arthur Poivre parvint à donner à Paris. Longtemps fermée, l’ancienne boîte de nuit de Fabrice Emaer
a aujourd’hui fait peau neuve, retrouvant les fauteuils et strapontins d’une vraie salle de concert.
Les Michu occupaient de bonnes places face à la scène. Un de leurs petits-enfants les
accompagnait. Adolescent boutonneux exhibant la panoplie noire du parfait gothique, Jacquot dit Black Jacques
s’impatientait. Les Michu avaient eu du mal à le convaincre de venir. Fan
d’ACDC, il ne croyait pas que le Duke Orchestra puisse tenir le rythme,
bastonner comme ses idoles. Duke Ellington, il en avait entendu parler, ne connaissait rien de sa musique, et s’imaginait déjà la
conspuant tout en mâchonnant les poils de sa barbe naissante.
Aussi nerveuses que leur propriétaire, ses pesantes chaussures cloutées martelaient le sol, ce qui ne manquait pas
d’inquiéter Jean-Paul assis un peu plus loin. Dès le lever de rideau, une reprise maousse costaud de Take The A"Train",
la salle se sentit soulevée par la puissance sonore de l’orchestre, son intense trépidation rythmique. Black Jacques n’osait pas encore se
l’avouer, mais Such Sweet
Thunder, Rockin’ Rythm ou Battle Royal swinguaient quand même bien davantage que le hard rock lourdingue auquel il avait été habitué – « la faute de ses parents indignes » m'ont confié les
Michu qui en veulent toujours à leur fils d’avoir fait mai 68.
Monsieur Michu ne s’attarda pas à récriminer son
petit-fils. Comme ceux des autres représentants de la gente masculine remplissant ce soir-là le Palace, ses yeux brillèrent de plaisir lorsque apparut sur scène la belle Nicolle
Rochelle qui chante, danse, frétille comme une sirène dans la piscine d’eau chaude d’un milliardaire hollywoodien. Quelques paires d'yeux délaissèrent
même leurs orbites pour admirer de plus près la plastique superbe de l’arrivante, les formes sculpturales qui s'offraient aux regards. Plus espiègle que jamais, mon voisin de gauche,
Michel Contat, semblait avoir brusquement rajeuni. Très à l’aise, la chanteuse papillonnante survola brillamment Bli-Blip sous
les applaudissements. Celle qui tenait
le rôle de Joséphine Baker dans “À la recherche de Joséphine”, un spectacle de Jérôme Savary, fit merveille dans Paris Blues et No Regrets. Grande et souple sauterelle, la danseuse tournoya avec un tap
dancer (Philippe Roux) sous les tutti des trompettes, le souffle chaud des blacks trombones, le timbre mordoré des saxophones. Avec elle, le Duke commentait sa musique,
répondait aux questions de Laurent Mignard qui, tout feu tout flammes face à un écran géant servant de machine à remonter le temps, dirigeait
son orchestre. Par la magie des trucages, du fondu enchaîné numérique, le passé rencontrait le présent, Paul Newman et
Sydney Poitier rejoignaient Fred Couderc et François Biensan
dans une même Battle Royal.
Si l’éclairage laissait à désirer, la qualité du programme musical enthousiasma les plus sceptiques – ne vit-on pas Black
Jacques le sourire jusqu'aux oreilles ôter ses mitaines pour claquer dans ses mains ? Galvanisé par son chef dont on connaît les mignardises, le Duke Orchestra joua
de larges extraits de son dernier disque, nous fit revivre l’enregistrement de Turcaret, exhuma Gigi un laissé pour compte de la Goutelas Suite, et Daily
Double, musique qui devait servir de bande sonore à
un film sur les peintures d’Edgar Degas. Le saxophone alto de Didier Desbois remit sur rails The Old Circus Train. Le piano de Philippe
Milanta fit reverdir la Fountainebleau Forest (Le Duke devait avoir très soif lorsqu’il composa ce morceau) et la clarinette d’Aurélie Tropez se glissa sous les
plumes d’un rossignol pour chanter Bluebird of Dehli. Il m’apparaît fastidieux de citer les quinze musiciens de l’orchestre. Vous trouverez leurs noms en vous procurant le disque.
Redevenu Jacquot, Black Jacques compte l’acheter ainsi qu’une veste blanche afin de ressembler au Duke. Il devra ôter la quincaillerie fort peu ellingtonienne
qu’il arbore et qui le troue de part en part. Il lui faudrait une greffe. On voit d’ici l’étrange cépage.
Duke Ellington et son grand orchestre traversèrent le XXe
siècle avec un répertoire original mêlant l’esprit du blues à une invention orchestrale raffinée. Fondée en septembre 2009, la Maison du Duke et son équipe (Claude
Carrière, Philippe Baudoin, Isabelle Marquis, Christian Bonnet, Laurent Mignard) en font
aujourd’hui rayonner l’héritage. Après un partenariat avec l’Entrepôt, c’est le magnifique Collège des Bernardins récemment restauré qui accueille les manifestations qu’organise l’association :
cycle mensuel de conférences, concerts bimestriels, expositions itinérantes, gestion d’archives sonores ellingtoniennes inédites et traduction en cours de “Music is my Mistress”, l’autobiographie
ducale. Les 28 et 29 septembre prochains, Provins (77) accueillera la première édition d’un Duke Festival.
Pour rejoindre la Maison du Duke, bénéficier des avantages qu’elle propose ou pour vous tenir informés de ses activités : www.maison-du-duke.com
Photos © Pierre de
Chocqueuse