Les disques non prémédités enthousiasment parfois davantage que les autres. Le musicien s’y livre tout entier, sans calcul. Pour un pianiste choisissant de s’exprimer en solo, cette mise à nu révèle la part la plus intime de lui-même, le piano étant capable de traduire la moindre nuance des sentiments que le musicien lui confie. Les plus beaux disques de Bill Carrothers ont été improvisés en studio. “Excelsior”, un chef-d’œuvre, vient tout de suite à l’esprit. D’autres opus de sa discographie abondante méritent une écoute attentive, mais lorsque Bill se lâche, remet à son piano ses harmonies rêveuses et se met à chanter, l’émotion devient palpable.
Disque inattendu improvisé à la fin d’une séance d’enregistrement, “Love and Longing” contient quatre morceaux en solo et neuf chansons populaires américaines que Bill chante en s’accompagnant au piano. La plus ancienne, Mexicali Rose, date de 1923. Bill n’en sait rien lorsqu’il l’enregistre. Elle sort tout simplement de sa mémoire. L’organiste qui lui donna ses premières leçons de piano la lui a peut-être jouée. Il peut l’avoir entendue à l’University of North Texas, sous les doigts de son professeur de piano classique qui était aussi un très bon pianiste de jazz. Qu’importe où il a appris cette chanson qu’il peut aussi avoir découvert à la radio interprétée par Bing Crosby ou Jerry Lee Lewis. L’habillant de ses propres notes, il en donne une version sensible, s’identifie par la voix à cet homme contraint d’abandonner pour un temps celle qu’il aime. The L&N Don’t Stop Here Anymore est une composition de la folk singer Jean Ritchie, souvent attribuée à Johnny Cash qui la popularisa dans les années 70. L&N désigne le Louisville & Nashville Railroad, un train de passagers qui cessa son activité à la fermeture des mines de charbon des régions qu’il traversait.
D’autres morceaux sont plus familiers à l’amateur de jazz. Une version sombre et mélancolique de So in Love écrit par Cole Porter pour le « musical » “Kiss Me, Kate” précède un Once in a While à l’harmonisation inhabituelle. Composé en 1937, le morceau devint la même année un tube pour Tommy Dorsey et son grand orchestre. Sarah Vaughan l’enregistra en 1947 et le chantait souvent en concert. A Cottage for Sale, une chanson de 1929 maintes fois interprétée par des jazzmen, inspire au pianiste des harmonies digne de son disque “Excelsior”. Bill en donne une version poignante parsemée de notes tendres. Il fait de même avec Three Coins in the Foutain écrit par Jule Styne pour le film du même nom. Le morceau décrocha en 1954 l’Academy Award de la meilleure chanson originale. Le pianiste en ré-harmonise la ligne mélodique et envoûte par les couleurs de ses accords. Confiée à Anita O’Day qui officiait au sein du Gene Krupa Orchestra, Skylark s’imposa comme standard de jazz dès sa création en 1941. On n’en compte plus les versions. Celle que l’on trouve ici possède toutefois quelque chose de spécial. Outre une partie de piano très développée, Bill la chante avec une tendresse peu commune et en siffle les dernières mesures. L’expression est naturelle, sans artifices ni maniérismes. Posant sa voix très juste sur la mélodie, le pianiste phrase comme le fait un instrumentiste, comme Chet Baker qui, comme Bill, reprit Moonlight Becomes You, une chanson de 1945 écrite pour le film “Road to Morocco” que le trompettiste incorpora très tôt à son répertoire. Bill chante aussi Trade Winds et sa version n’a aucun mal à surpasser celle qu’en donna Bing Crosby en 1940 avec accompagnement de guitares hawaïennes.
Les quatre instrumentaux de l’album, trois improvisations et une composition originale (Peg, précédemment enregistré en 2009 sur “Family Life”), sont bien sûr de toute beauté. Très élaborés, ils servent de prélude (Love), d’intermèdes aux chansons. Comme dans ces dernières, le piano fascine par sa riche palette harmonique, la diversité de ses couleurs. Caressant des notes qu’il fait magnifiquement sonner, imaginant des accords surprenants, parfois même dissonants, Bill Carrothers transcende le matériel thématique sur lequel il se penche. Les bonnes mélodies n’ont pas fini d’inspirer les musiciens les plus doués. Le pianiste, l’un des grands de l’instrument, est l’un d’entre eux. Quant au chanteur, il tient toutes ses promesses. Ce disque éblouissant en témoigne.
PHOTO : Konstantin Kern


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Déjà dix ans que Michel Graillier nous a quitté. Il ne jouait pas seulement du piano, il créait de la musique. Ses notes
ruisselantes de couleurs étaient des poèmes déclamés avec rythme et silence. Ce piano aussi tendre que lyrique, Mickey le mit souvent au service de Chet Baker qu’il accompagna. Il enregistra peu d’albums sous son nom. Dans “Dream Drops” produit par Jean-Jacques Pussiau en 1981, il convie Chet à improviser avec lui et s’offre un duo avec Michel Petrucciani. Enregistré en solo en octobre 1991, “Fairly”
est un autre fleuron d'une trop mince discographie. Elle comprend aussi “Soft Talk” (juin 2000) co-signé avec Riccardo Del Fra à la
contrebasse, un album produit par Philippe Ghielmetti. Dix ans après sa mort, nous tombe du ciel « une musique de braise et de
brume » pour citer Pascal Anquetil, auteur du texte du livret d’un inédit inespéré enregistré entre 1996 et 1999 au Petit Opportun,
club naguère installé dans une cave de la rue des Lavandières Ste Opportune, lieu apprécié par les amateurs et les musiciens de jazz, les noctambules impénitents. Grâce à Bernard Rabaud qui officiait derrière le bar, Michel pouvait y jouer un lundi par mois la musique qu’il aimait, des standards le plus souvent. Il avait
autorisé Ludwig Laisné, un ami, à l’enregistrer d’où l’existence de ces faces tombant à point pour nous faire oublier notre hiver
grisonnant. Compte tenu de l’exigüité du lieu, on aurait put craindre une prise de son étouffé, une sonorité de boîte à chaussures. Il n’en est rien. Le son est même bon pour un piano droit. Il
restitue fidèlement le toucher, le phrasé élégant d’un musicien inspiré. Porté par un balancement exquis, l’âme du poète s’évade, s’envole vers un monde plus beau et plus bleu. Les notes coulent,
se font légères et tendres. Avec elles, l’émotion s’infiltre, pénètre sous la peau et gagne le cœur. Ce disque renferme onze standards que Michel affectionnait. Milestones, Autumn Leaves, témoignent du raffinement de ses longues phrases mélodiques, de sa vivacité
expressive. Les ballades nombreuses expriment l’intériorité du pianiste qui s’appuie sur de beaux thèmes, mais possède une façon bien à lui d’en faire chanter les mélodies. Seul au piano, Mickey
éclaire la nuit profonde, annonce l’aube par ses notes lumineuses, lumières de petit matin dans laquelle baigne sa musique heureuse.
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