Plus de quatre ans après sa création, l’opéra jazz de Laurent Cugny est enfin disponible en CD. Son étui cartonné
illustré par François Schuiten contient également un Blue Ray audio mixé en 7.1 (sept sources sonores et un caisson de basses). Il n’est
toutefois pas nécessaire d’avoir chez soi un home cinéma pour s’immerger dans cette “Tectonique des nuages”, émouvante histoire d ‘amour relevant du fantastique qui emporte de bout en bout
par sa musique, sa dimension poétique. Adaptée d’une pièce de l’écrivain portoricain José Rivera, presque entièrement chantée en
français, cet opéra en un acte que complètent un prologue et un épilogue dure un peu moins de deux heures. Un livret de plus de cent pages en français et en anglais, permet de suivre l’intrigue
et d’en situer l’action.
Laïka Fatien est l’envoûtante Celestina del Sol qui dérègle le temps et transforme les hommes. David Linx incarne Aníbal de la Luna, un bagagiste d’American Airlines. Grâce à elle, il va renouer avec ses racines latino-américaines, avec une langue maternelle qu’il a depuis longtemps oubliée. Peu à peu, il redécouvre le chant, prend conscience de lui-même et passe du langage parlé à la musique. Il se souvient et dans la toute dernière scène s’exprime en espagnol. Yann-Gaël Poncet, l’auteur des textes des chansons, tient le rôle de Nelson le frère cadet d’Aníbal, un militaire, un dur. Au contact de Celestina, il va s’humaniser, retrouver sa tendresse perdue. Avec eux, une dizaine de musiciens commentent et colorent l’action, le déluge de pluie qui tombe sur Los Angeles, la métamorphose du temps. La guitare de Frédéric Favarel, l’accordéon de Lionel Suarez s’ajoutent parfois à l’orchestre, ces deux instruments rappelant l’origine hispanique des personnages. Jérôme Regard tient la contrebasse, Frédéric Chapperon assure la batterie et, plus rarement, Frédéric Monino joue de la basse électrique. Confié à Laurent, le piano tisse constamment une trame harmonique de toute beauté, chante des notes très pures, pose des couleurs evansiennes du rêve. Un quintette à vents lui suffit pour faire des miracles, assembler précisément les sons qu’il recherche et les mettre en lumière. Nicolas Folmer (trompette et bugle), Denis Leloup ou Phil Abraham (trombone), Pierre-Olivier Govin (saxophones alto et baryton), Thomas Savy (clarinette, clarinette basse et saxophone ténor) et Eric Karcher (cor) en sont les musiciens.
Les combinaisons
orchestrales, nombreuses, varient d’une pièce à l’autre. On admirera l’écriture des vents dans les rares instrumentaux que contient l’opéra et dans Etrangère, pièce dans laquelle
Pierre-Olivier Govin prend un beau solo de saxophone alto. Nicolas Folmer fait chanter sa trompette dans Quelle heure est-il ? La clarinette basse de Thomas
Savy colore majestueusement J’ai fouillé Los Angeles. Laurent Cugny joue des notes de piano particulièrement envoûtantes à la fin d’Eva, morceau rendu
inoubliable par David Linx qui s’investit totalement dans son personnage. On passe constamment du parlé au chanté, chaque chanson étant précédée d’un texte qui l’explicite.
Certaines scènes se passent même de musique, les voix se suffisant à elles-mêmes. Los Angeles, le poème que Linx récite sur un accompagnement de batterie au début de l’opéra évoque la
récitation de Jon Hendricks, le narrateur de “New York, N.Y.” de George Russell. Le morceau fait pendant à Los Angeles reconstruite interprétée par
Laïka Fatien. Cette dernière prête sa voix chaude et chaleureuse à de très beaux thèmes : Rodrigo Cruz dans lequel le trombone de Denis Leloup
assure les obbligatos, Me Pregunto chanté en espagnol avec une simple guitare comme instrument, Sorgue et Silence et Etrangère à mon propre corps, deux pièces
magnifiquement orchestrées. Plus discret, son rôle le rendant moins présent, Yann-Gaël Poncet impose sa voix puissante dans La valse des Tanks et Je suis libre
Aníbal, morceau de bravoure porté par l’orchestre et modulé par un piano génialement inspiré. Les thèmes les plus forts restent toutefois chantés par David Linx. L’admirable
Eva, véritable performance vocale, met les larmes aux yeux. Quelle heure est-il ? avec sa mélodie lumineuse, ses timbres contrastés et J’ai fouillé Los Angeles
traversé par d’étonnantes couleurs crépusculaires donnent de semblables frissons.
Avec ce disque événement, le plus beau de l’année, “La Tectonique des Nuages” commence une nouvelle carrière. Souhaitons lui d’être enfin monté et mis en scène dans sa version opératique.
Photo © Pierre de Chocqueuse
R
emprunte des
éléments stylistiques et médite sur leur musique, matière première de ses propres visions. Son piano se fait percussif, abstrait et polyphonique dans Dancing Mystic Poets at
Midnight
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récemment paru sur Out Note, label dont
s’occupe activement Jean-Jacques et au sein duquel il a récemment créé la série Jazz and the City qui associe un pianiste à la ville de son choix. Après un “New York-Love Songs” confié à
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mélangés à des instruments acoustiques, à la trompette de Dave Douglas, au saxophone ténor de Marcus Strickland, à la batterie de Gene
Lake (le bassiste Brad Jones joue sur une Ampeg Baby Bass, un instrument électrique). Au terme de cinq jours d’enregistrement au cours desquels de nombreuses versions de
chaque morceau ont été travaillées, des improvisations toujours nouvelles apportées, un énorme travail de post-production réalisé au mixage a parachevé l’aspect novateur du projet. L’ajout de
séquences de musique concrète et électronique conçues sur ordinateur apporte une dimension onirique à une musique modale, influencée par le second quintette de Miles Davis et sa
première période électrique (“Bitches Brew” et les séances de novembre 1969 et janvier 1970 qui voient naître Great Expectations et Lonely Fire). Les deux versions de
Prologue sont d’une grande force poétique. Surtout celle
que renferme “Soundtrack”. Confiées aux synthés, de longues plages planantes parsèment les trois albums. Dans Creature Discomfort (“Burst”), le thème de la créature joué à la trompette
se fait entendre derrière une somptueuse tapisserie de sons enregistrés ou réalisés par synthèse. Dans Creature Theme, l’ouverture de “Soundtrack”, la section rythmique émerge
progressivement d’une brume de sons électroacoustiques. Bien que bénéficiant d’une technologie de pointe, cette musique fabriquée à l’aide de machines n’en reste pas moins porteuse de
groove et de rythmes entraînants. Contenant moins d’ajouts sonores, “Expand” le second disque reste plus proche d’un jazz contemporain qui nous est familier. Les sonorités
électriques proviennent essentiellement du Fender Rhodes de Benjamin.
Les thèmes sont confiés au saxophone ténor de Strickland et à la trompette de Douglas, parfois aux deux instruments jouant à l’unisson. Tous deux se parlent, se répondent, improvisent
collectivement dans Observer. Des riffs funky encadrent leurs chorus dans Tree Ring Circus et Travelogue. “Burst” est un peu une synthèse des deux disques précédents.
Il renferme des morceaux écartés du film, certains très travaillés sur le plan sonore, mais aussi d’autres versions du matériel rassemblé dans les autres albums.
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Ce qui nous ramène à“Circles and Calligrams“, un disque en solo élaboré en Italie près de Pérouse, et conçu comme un set de concert. « Environ la moitié des morceaux a
été créée sur place. Je ne pouvais pas en six semaines produire un set entier de choses nouvelles. J’ai ainsi passé du temps à revoir d’anciennes compositions. » Benoît a bien sûr
soigneusement préparé son instrument, placé dans certaines cordes divers morceaux de bois ou des gommes pour en modifier le timbre, obtenant ainsi des sons plus bas. Seules certaines cordes ont
leur sonorité altérée. Les graves du piano rythment la musique comme des tambours. Les doigts peuvent se poser sur des touches préparées et faire entendre les lames de bois d’un balaphon ou
assurer des chorus avec le son d’un piano. En réelle osmose avec son instrument, Benoît se tient aujourd’hui plus loin du clavier, joue avec davantage de souplesse, de puissance, et le
Bösendorfer 225 qu’il utilise pour tous ses enregistrements parisiens y gagne en dynamique. Dans A Lack of Dreams, des groupes de notes jouées à des vitesses différentes semblent se
poursuivre. Dans Fireflies (lucioles), deux cycles de lignes mélodiques de longueur inégale se superposent. Le pianiste reprend brièvement Flakes de Steve Lacy
sans le développer. Alpha est également une ébauche, une idée musicale que Benoît a souhaité conserver. Ces deux pièces sont jouées sur un piano non préparé, de même que
Meanwhile et Le sixième saut, des pages abstraites et oniriques qui s’intercalent entre des morceaux plus rythmés. John Cage, Luciano Berio,
György Ligeti, mais aussi Mal Waldron et Thelonious Monk nourrissent son piano différent. Disque après disque et depuis plus de vingt ans,
Benoît Delbecq invente un univers sonore, une musique envoûtante qui ne ressemble à aucune autre.
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