Ce pianiste-là, on ne l’invite pas dans les festivals. Il doit se contenter des clubs de jazz, du Sunside, du Duc des Lombards, des lieux qu’il peine à remplir, mais qui conservent la mémoire de ses concerts. Je me revois encore en octobre 2010 au Sunside, ébloui et ému par la prestation en solo d’un musicien en état de grâce. Mon ami Jean-Louis Wiart qui m’accompagnait peut vous le confirmer. Car Fred Hersch est un immense pianiste singulièrement méconnu. Les disques qu’il a enregistrés pour Nonesuch ne sont plus disponibles et les petits labels qui abritent sa musique ne sont pas toujours distribués. Et pourtant, à l’écoute de son piano, les musiciens ne tarissent pas d’éloge. Brad Mehldau qui fut son élève lui doit beaucoup. Hersch lui apprit à faire vivre simultanément plusieurs lignes mélodiques. La main gauche, autonome, peut ainsi dialoguer avec la droite, exprimer d’autres idées. Soucieux de la forme, le pianiste organise et contrôle tous les détails de sa musique, parvient à la rendre si fluide qu’elle en oublie d’être complexe. La pensée toujours en mouvement, il contrôle le flux contrapuntique, déroule de longues tapisseries de notes et séduit aussi par la douceur de son toucher, ses choix harmoniques, les belles couleurs dont il éclaire ses morceaux. Enregistré avec John Hébert à la contrebasse et Eric McPherson à la batterie, musiciens qui travaillent avec lui depuis bientôt cinq ans, “Floating”, à importer via le net, est séquencé comme un set de concert du trio. À un standard (ici You & The Night & The Music dans une version afro-cubaine) succèdent des compositions originales souvent dédiées à des familiers ou à des artistes que le pianiste admire. Développant une « seconde ligne » néo-orléanaise, Home Fries est écrit pour son bassiste originaire de la Louisiane. Esperanza Spalding se voit offrir Arcata, pièce dans laquelle la contrebasse d’Hébert dialogue avec le piano, lui impose un contrepoint mélodique. Dédié à sa mère et à sa grand-mère, West Virginia Rose, en solo, traduit la délicatesse de ses sentiments. Les notes se font caresses, le piano nostalgique et rêveur, comme dans Far Away, hommage à la pianiste israélienne Shimrit Shoshan décédée à l’âge de 29 ans. Car dans ces ballades flottantes jouées rubato, Fred Hersch s’épanche, se lâche davantage sans toutefois s’abandonner au hasard. Comme tous les pénultièmes morceaux de ses concerts, If Ever I Would Leave You, un extrait de la comédie musicale “Camelot”, est une ballade. Frederick Loewe en a signé la musique, mais Hersch la transcende, en renouvelle les harmonies. Il fait de même dans Let’s Cool One, une composition de Thelonious Monk, dernière plage d’un magnum opus incontournable.
Photo : Fred Hersch Trio © Matthew Rodgers