Avec retard, mes Chocs de l’année 2022. J’avoue délaisser ce blog en sommeil depuis juin dernier. Il existe depuis 2008 et aura quinze ans en septembre prochain. Depuis, le jazz a pris de multiples directions. Peu me conviennent. Trop de disques inutiles paraissent aujourd’hui et il m’a été difficile d’en sélectionner treize avec le “Bordeaux Concert” de Keith Jarrett, un inédit de 2016. Écoutant moins de nouveautés, je préfère me consacrer aux enregistrements plus anciens qui dorment sur mes étagères, renouer des rapports amicaux avec les Chocs des années précédentes, la pop music de ma jeunesse et la musique classique, vaste monde que je suis loin d’avoir fini d’explorer.
Souhaitant limiter mes chroniques aux disques essentiels (il y en a peu), ces 13 Chocs sont donc les derniers que je mets en ligne. Les pianistes y sont bien sûr à l’honneur et les musiciens français plus nombreux que les autres années. Ces derniers ne sont pas oubliés dans le livre que je prépare actuellement et qui paraîtra en mars ou en avril aux Éditions les Soleils Bleus. Intitulé “De jazz et d’autre”, sous-titré “Chroniques 2010-2020”, il réunit principalement des textes de ce blog largement remaniés et actualisés. Je vous tiendrai plus amplement informé de sa parution. En attendant amis lecteurs, janvier n’étant pas terminé, je vous adresse mes meilleurs vœux pour 2023.
12 nouveautés…
Kit DOWNES : “Vermillion”
(ECM / Universal)
Les amateurs de jazz ne sont pas nombreux en France à connaître Kit Downes dont le mentor fut le regretté John Taylor. Il joue de l’orgue d’église dans “Obsidian” son premier disque ECM publié en janvier 2018. En complète osmose avec le bassiste Petter Eldh et le batteur James Maddren, le pianiste improvise une musique ouverte et imprévisible, un jazz de chambre intimiste d’une grande douceur mélodique. Souvent construit sur des altérations harmoniques, sur des métriques irrégulières et mouvantes, “Vermillion” se conclut par une version méconnaissable de Castles Made of Sand de Jimi Hendrix.
Daniel ERDMANN & Christophe MARGUET : “Pronto !”
(Mélodie en sous-sol / L’Autre distribution)
Le saxophoniste Daniel Erdmann et le batteur Christophe Marguet ont beaucoup joué ensemble depuis 2010. Avides de nouvelles rencontres humaines et musicales, ils poursuivent aujourd’hui leur collaboration en quartette. “Pronto!” les voit travailler avec la bassiste Hélène Labarrière et le pianiste Bruno Angelini. La cohésion de leur groupe est palpable à l’écoute des compositions originales des deux leaders, un jazz moderne nourri de traditions, la formation possédant une sonorité propre, des couleurs qui la distinguent des autres.
Jean-Marc FOLTZ – Stéphan OLIVA : “Indigo”
(Vision Fugitive / L’Autre Distribution)
Un disque consacré aux compositions de Duke Ellington, mais aussi à Billy Strayhorn, son alter ego, Jean-Marc Foltz (clarinettes) et Stéphan Oliva (piano) reprenant son Lotus Blossom. On frissonne de plaisir avec In A Sentimental Mood, qui ouvre l’album, un florilège de mélodies ellingtoniennes que Foltz et Oliva mettent à nu, jouent sans fioritures comme pour mieux en dévoiler l’essence. Une version en apesanteur de Solitude, un African Flower dont la mélodie flotte comme un nuage, un gai et primesautier Sunset and the Mocking Bird aident beaucoup à passer l’hiver.
Giovanni GUIDI : “Ojos De Gato”
(CamJazz / L’Autre Distribution)
Six musiciens seulement dans cet hommage de Giovanni Guidi au regretté Gato Barbieri. Soutenus par deux batteurs, le ténor fiévreux de James Brandon Lewis et le trombone volubile de Gianluca Petrella dialoguent avec lyrisme et puissance et donnent beaucoup de poids à une musique parfois abstraite et dissonante dans laquelle Guidi joue un magnifique piano. Harmonies raffinées (Laura), ballade mélancolique confiée au ténor (Ernesto), fanfare joyeuse (Buenos Aires), improvisation libre (Manhattan), ce disque révèle bien des surprises.
Marquis HILL : “New Gospel Revisited”
(Edition Records / UVM distribution)
Né à Chicago en 1987, Marquis Hill affirme sa différence par sa musique qui mêle, brasse et intègre néo-soul, house, funk et hip-hop au sein d’un jazz moderne aux racines évidentes. Avec lui Walter Smith III (saxophones), Joel Ross (vibraphone), James Francies (piano), Harish Raghavan (contrebasse) et Kendrick Scott (batterie), musiciens qui nous sont familiers. La formation expérimente, ouvre de nouvelles perspectives mélodiques et rythmiques au jazz afro-américain. Le trompettiste y cisèle les notes chaudes et colorées d’une musique ambitieuse.
KARTET : “Silky Way”
(PeeWee ! www.peeweelabel.com)
Bientôt 32 ans d’existence pour Kartet, mais seulement huit albums avec ce “Silky Way” au répertoire d’une homogénéité et d’une fluidité étonnante, fruit de l’émulation créatrice de quatre complices faisant naître une musique envoûtante dont les angles, les arêtes vives sont soigneusement poncés. Guillaume Orti (saxophones alto et soprano), Benoît Delbecq (piano), Hubert Dupont (contrebasse) et Samuel Ber (batterie) cisèlent dix pièces secrètement mélodieuses. Les timbres et les couleurs vibrent par la magie de quatre créateurs.
Stéphane KERECKI : “Out of the Silence”
(Out Note / Outhere)
Enregistré en octobre dernier dans le studio de la Maison de la Culture d’Amiens, l'excellent “Out of the Silence” du bassiste Stéphane Kerecki réunit cinq personnalités du monde du jazz. Présents sur toutes les plages, le batteur Fabrice Moreau et le pianiste Marc Copland s’en sont réservés deux en trio avec Stéphane. Le saxophoniste norvégien Tore Brunborg les rejoint sur quatre morceaux. Sur quatre autres enfin, la formation se transforme en quintette grâce à la présence de Ralph Alessi, l’un des grands trompettistes de la scène jazz américaine.
Michael LEONHART Orchestra : “The Normyn Suites”
(Sunnyside / Socadisc)
À la tête d’un orchestre d’une vingtaine de musiciens au sein duquel officient Bill Frisell à la guitare, Donny McCaslin et Michael Blake aux saxophones et Chris Potter à la clarinette basse, le trompettiste, arrangeur et compositeur Michael Leonhart, un fidèle de Steely Dan, signe un album varié et d’une étonnante richesse musicale dont les pièces maîtresses sont deux suites consacrées à Normyn, sa chienne teckel disparue. Le disque réunit cuivres, cordes et chœur au sein de compositions aux atmosphères changeantes. Chantés par Elvis Costello, les intermèdes musicaux qui les encadrent sont également très réussis.
Enrico RAVA / Fred HERSCH : “The Song is You”
(ECM / Universal)
Âgé de 82 ans lors de cet enregistrement, Enrico Rava ne joue plus que du bugle et préfère les tempo médiums et lents, les belles notes aux exploits techniques menés à vive allure. On lui pardonnera celles, parfois approximatives, qu’il peine à souffler, tant son lyrisme reste intact. “The Song Is You” le fait entendre en duo avec le pianiste Fred Hersch, les deux hommes se faisant assurément complices dans un répertoire largement consacré à des standards au sein desquels le grand Thelonious Monk n’est bien sûr pas oublié.
Bruno RUDER : “Anomalies”
(Vision Fugitive / L’Autre distribution)
Difficile de situer Bruno Ruder qui aime jouer toutes sortes de musique, délaisser son piano acoustique pour jouer du Fender Rhodes et autres claviers électriques. “Anomalies” est, en beaucoup plus abouti, la suite de “Lisières”, un disque de 2013 également enregistré à La Buissonne. Bruno Ruder y invente en solo une musique intimiste et très maîtrisée relevant beaucoup du classique. La prise de son époustouflante de Gérard de Haro met constamment en valeur un piano qui sonne magnifiquement. Enregistré en un seul après-midi dans les conditions du direct, cet album révèle maintes surprises à un auditeur attentif en quête de beauté.
Henri TEXIER : “Heteroklite Lockdown”
(Label Bleu / L’Autre distribution)
Enregistré en trio et sans public au Triton, “Heteroklite Lockdown” est l’un des albums les plus attachants d’Henri Texier. Avec son fils Sébastien au saxophone alto et le batteur Gautier Garrigue, le bassiste fait résolument chanter les mélodies qu’ils reprennent. Trois standards, quelques compositions d’Henri et trois nouveaux morceaux sont au programme d’un disque mettant en valeur les belles lignes mélodiques de la contrebasse et le chant fluide et aérien d’un saxophone en apesanteur. Quant au batteur, son drive coloré et subtil s’avère un atout précieux pour la belle musique du trio.
Sachal VASANDANI & Romain COLLIN : “Still Life”
(Edition Records / UVM distribution)
Après “Midnight Shelter” en 2020 pour Edition Records, un excellent disque dont le répertoire éclectique comprend aussi bien des standards que des compositions des Beatles, Nick Drake et Bob Dylan, le chanteur Sachal Vasandani et le pianiste Romain Collin récidivent avec bonheur avec “Still Life” au sein duquel une version remarquable de The Sound of Silence de Paul Simon côtoie Blue in Green de Miles Davis (paroles de Meredith d’Ambrosio), Washing of the Water de Peter Gabriel et une reprise inattendue de Freight Train d’Elizabeth Cotten, grand classique du folk américain.
...et un inédit :
Keith JARRETT : “Bordeaux Concert”
(ECM / Universal)
En 2016, Keith Jarrett donna cinq concerts solo en Europe (Budapest, Bordeaux,Vienne, Munich, Rome). Ceux de Budapest et de Munich ont déjà été publiés par ECM. Le 6 juillet, le pianiste est à Bordeaux. Treize morceaux numérotés de I à XIII sont improvisés ce soir-là. Les premières pièces jouées sont souvent atonales. Jarrett cherche, explore, tâtonne, ne sait trop quelle musique inventer. La troisième relève du gospel. Jarrett se lance également dans un blues (Part. VIII) puis, miracle, devient lyrique, trouve des mélodies sublimes (Part. XI, XII et XIII) que l’on peine à croire qu’il vient de les faire naître sous ses doigts.