Comme je l’ai récemment signalé dans ce blog, un livre passionnant sur André Hodeir préfacé par Martial Solal vient de paraître aux Éditions Symétrie. Son auteur Pierre Fargeton a eu accès aux archives du compositeur et s’est livré à des entretiens avec lui. Bien que les nombreuses pages techniques de cet ouvrage avoisinant les 800 pages soit d’un accès difficile pour un amateur de jazz dont les connaissances harmoniques ne dépassent pas la moyenne, “André Hodeir le jazz et son double” est indispensable pour qui veut comprendre la musique d’un immense compositeur, l’un des rares musiciens français à laisser une œuvre profondément originale et qui est aujourd’hui trop peu joué et par trop oublié.
Violoniste de formation classique, André Hodeir (1921-2011) commença à écrire dans le Bulletin du Hot Club de France, puis à Jazz Hot dont il sera le rédacteur en chef de novembre 1947 à octobre 1951. La revue Disques, les hebdomadaires Paris-Comœdia et Arts dont il fut l’un des collaborateurs lui permirent également d’exprimer ses idées et ses goûts. Membre de l’Académie Charles-Cros de 1948 à 1955, président de l’Académie du Jazz dès sa création en 1954, il s’impliqua aussi à la radio. Outre le Club d’essai, atelier de création créé en 1946, il anima avec André Francis Le Club du Jazz que diffusait Paris Inter, et, entre 1952 et 1953, posséda avec Jeune Musique sa propre émission radiophonique. Panassiéiste à ses débuts, il se brouillera avec son mentor pour adopter une approche plus analytique du jazz, faisant preuve d’une assurance et d’un sens critique sans complaisance. Si “Hommes et problèmes du jazz” (1954), un des livres phares de la critique de jazz, suscita des controverses, André Hodeir déconcerta ses lecteurs avec “Les Mondes du jazz” (1970) son maître-livre, une œuvre littéraire centrée sur lui-même « dont le discours n’est plus sur le jazz mais un discours de jazz » 1*, un ouvrage dans lequel il se penche sur sa propre musique.
Auteur de trois romans et de nombreuses nouvelles, André Hodeir fut d’abord un compositeur dont le travail s’organisa et se développa autour de la forme, pour lui essentielle dans la valeur d’une œuvre. Ses premiers enregistrements avec le Jazz Groupe de Paris qu’il fonda en 1954, ses “Essais”, relèvent d’une écriture contrapuntique souvent virtuose. Hodeir s’approprie les thèmes qu’il emprunte et les renouvèle comme s’il les avait composés, le compositeur prenant le pas sur l’arrangeur avec l’album “Kenny Clarke’s Sextet Plays André Hodeir” enregistré en 1956 avec certains musiciens du Jazz Groupe et Martial Solal qui joue presque toute les parties de piano et des chorus encore improvisés. Hodeir a découvert Thelonious Monk qui donnera « les plus beaux fruits du langage hodeirien » 2*. « Il faut agrandir le jazz pour ne pas avoir à en sortir. » écrit-il dans “Hommes et problèmes du jazz”. Ainsi, dans certaines pièces, il abandonne le contrepoint pour un mouvement de figures sonores qui se promènent dans l’espace musical, se transforment, glissent pour passer d’un état à un autre.
Ses nombreuses musiques de film, dont certaines signées avec Henri Crolla témoignent de l’évolution de sa musique “Autour d’un récif” en 1949 ; “Saint-Tropez, devoir de vacances” en 1952 inspiré par les sessions de “Birth of the Cool” de Miles Davis et son allégeance au bop de Charlie Parker ; “Une Parisienne” en 1957, première partition d’Hodeir traitant la voix, celle de Christiane Legrand, comme un instrument ; “Le Palais Idéal” en 1958, une pièce majoritairement atonale ; “Chutes de pierres danger de mort” en 1958, court métrage pour lequel il invente un langage onomatopéique qu’il confie à Christiane Legrand et dont la musique remaniée deviendra en 1960 la Jazz Cantata ; “Les Tripes au soleil” (1959), pour grand orchestre, voix de soprano et groupe vocal, œuvre novatrice sur le plan formel ; “Saint-Tropez Blues” (1960), sa dernière collaboration avec Crolla qui décéda en 1960 ; toutes ces musiques jalonnent un parcours musical exemplaire.
Explorant des domaines non encore défrichés, André Hodeir sera le premier à intégrer le vocabulaire sériel à une partition de jazz, Paradoxe I enregistré par Bobby Jaspar en 1954. Créé en 1952 avec Bernard Peiffer au piano et relevant partiellement de la musique concrète, Jazz et Jazz est le premier morceau de jazz pour bande magnétique préenregistrée, piano et section rythmique. Hodeir la fera revivre en 1960 avec Martial Solal dans son disque “Jazz et Jazz”. Enregistré en partie avec son Jazz Groupe, ce troisième recueil contient flautando, une pièce unique dans l’histoire du jazz qui se distingue par ses cinq parties de flûte enregistrées en re-recording. Monk se fait également entendre dans ses Osymetrios I et II. Par un jeu subtil d’équivalences métriques, Hodeir produit de l’asymétrie dans des structures symétriques, organise l’irrationnel pour renouveler de l’intérieur l’espace musical, lui donner une forme nouvelle. Découverte grâce à Monk et introduite dans sa musique, la discontinuité y bouscule la continuité ordinaire du jazz, une musique ancrée dans le blues qui conserve une pulsation rythmique régulière. Sa tonalité jazzistique s’y exprime dans une logique tonale « dont la dissonance contrôlée assure la cohérence ».
Pendant plusieurs années, André Hodeir rechercha un texte pour l’œuvre vocale de grande ampleur qu’il souhaitait composer. Il le trouva dans le “Finnegans Wake” de James Joyce, séduit par le glissement « d’un état du mot à un autre, d’un état du langage à un autre » que pratique l’auteur, ce même glissement de sonorités que la musique de Monk lui a révélée. Il donna à sa cantate le nom de l’héroïne du livre, Anna Livia Plurabelle, figure mythique, incarnation de toutes les voix féminines, de la Liffey qui traverse Dublin et de toutes les rivières. Conçu au départ pour la radio et diffusé le 20 mars 1968, “Anna Livia Plurabelle”, reste la grande œuvre d’André Hodeir. Confiée à deux voix de femmes (contralto et soprano) celles de Nicole Croisille et de Monique Aldebert dans l’enregistrement de 1966 3*, et à vingt-trois musiciens qui ne jouent jamais tous ensemble, son écriture nécessite un changement constant d’instrumentation. Hodeir y systématise son procédé d’improvisation simulée, terme qu’il utilisa la première fois en avril 1969 à l’occasion d’un de ses concerts. L’œuvre composée, « le créateur l’écrit avec sa main, mais c’est avec le souffle du trompettiste, les doigts du pianiste et les pieds du batteur qu’il la pense et l‘éprouve » écrit-il dans “Les Mondes du jazz”. Œuvre unique tant par sa durée (environ 53 minutes) que par le soin apporté à sa forme, “Anna Livia Plurabelle” ne sera jouée en concert qu’en 1992 sous la direction de Patrice Caratini et à cette occasion réenregistrée.
Dédiée à John Lewis et créée le 31 juillet 1972 au festival d’Avignon, dernière œuvre d’importance qu’André Hodeir écrivit avant de choisir de ne plus rien composer pour s’épargner tout « bégaiement créateur », “Bitter Ending” fut enregistré à la Maison de la Radio les 11 et 12 septembre 1972. A l’inverse d’“Anna Livia”, dont le livret est emprunté au même livre de Joyce, les huit chanteurs du groupe vocal, les Swingle Singers au sein duquel brille Christiane Legrand, prennent le pas sur le quintette instrumental dont la fonction reste toutefois très importante. De même que dans “Anna Livia”, Hodeir utilise la technique d’improvisation simulée, le compositeur écrivant les improvisations des musiciens comme si c’était lui-même qui les jouait, les musiciens les interprétant comme des acteurs devant les dialogues qui leur sont proposés. “Bitter Ending” innove surtout par sa texture. Sans négliger le swing et le blues, la musique très mobile se déplace constamment dans le temps et l’espace, matière sonore qui change sans cesse de volume, de rythme, de hauteur, d’intensité, et rend compte de la richesse de la pensée musicale de son auteur. Diffusé le 15 février 1973 dans l’émission Jazz Vivant d’André Francis, “Bitter Ending” sortira en album deux ans plus tard grâce à Henri Renaud, alors responsable du jazz chez CBS France. Cette œuvre d’une durée de 30 minutes, l’une des plus importantes d’André Hodeir, n’a jamais été rééditée. 4 *
Aujourd’hui, sa musique n’est presque jamais interprétée. Le dernier concert donné autour de ses œuvres par le Patrice Caratini Jazz Ensemble date du 3 décembre 2011. De nombreuses séances de répétitions sont nécessaires pour bien la jouer comme si le compositeur avait souhaité préserver son œuvre secrète, ne pas la mettre entre toutes les mains. A-t-elle d’ailleurs sa place dans les festivals aujourd’hui colonisés par le commerce, au sein de programmations dont le jazz n’est souvent qu’un prête-nom ? Une œuvre que le compositeur n’a jamais destiné à devenir un produit de consommation ou de divertissement et qu’il a eu toutes les peines du monde à faire jouer de son vivant. Comme le souligne Pierre Fargeton, il lui aurait fallu des moyens financiers que les institutions publiques lui refusèrent, un orchestre subventionné et à géométrie variable du type ONJ, destiné à servir sa musique et celles de quelques autres. Puisse ce livre passionnant contribuer à la faire redécouvrir.
1* Lorsque l’auteur n’est pas mentionné, les textes entre guillemets sont de Pierre Fargeton.
2* André Hodeir lui a consacré quinze heures d’émissions sur France Musique en 1982.
3* Le disque sortira sur Philips en Amérique en 1969, puis en France, sur le label Epic, deux ans plus tard.
4 * Si une partie de l’œuvre musicale d’André Hodeir existe aujourd’hui en CD (essentiellement dans la collection Jazz in Paris), “Anna Livia Plurabelle” (1ère version) et “Bitter Ending” n’ont malheureusement jamais été réédités.
Crédits Photos : André Hodeir en 1960 © Jacques Hartz – André Hodeir & le Jazz Groupe de Paris © Boris Lipnitzki – Martial Solal & André Hodeir en 2008 © Pierre de Chocqueuse – Patrice Caratini & André Hodeir © Christian Rose.