Mars. Après plus de deux mois n’inactivité, ce blog redémarre avec les mauvaises nouvelles que vous connaissez déjà. C’est d’abord la disparition de Chick Corea, emporté le 9 février à l’âge de 79 ans par une forme rare de cancer. Je l’avais revu à la Philharmonie il y a un an, le 2 mars 2020, après son concert donné avec Christian McBride et Brian Blade. Passant du temps avec lui dans sa loge, nous avions échangé des souvenirs sur “The Mad Hatter” et “My Spanish Heart”, un disque qui lui tenait particulièrement à cœur et dont j’avais assuré la promotion chez Polydor lors de sa sortie en 1976. Chick avec son humour pince sans rire, sa fantaisie de chapelier fou, avait l’humilité des grands.
Claude Carrière : son nom et son prénom commencent par la lettre C, la troisième de l’alphabet. Comme Chick Corea. Curieux hasard qui les voit disparaître le même mois de la même année, Claude le 20 février, onze jours seulement après un musicien dont il aimait beaucoup le piano. Né à Rodez le 14 mars 1939, Claude avait fait partie de l’équipe de Jazz Hot dirigée par Laurent Godet. Avec son complice Jean Delmas, il créa en 1982 le Jazz Club, une émission qu’il conserva jusqu’en 2008, année au cours de laquelle la direction de Radio France l’en écarta, ce dont il fut profondément affecté.
Maurice Cullaz me le présenta en 1985. Je venais de rentrer à l’Académie du Jazz et Claude, de treize ans mon aîné, y était déjà écouté, Maurice se reposant déjà sur lui pour la bonne marche d’une institution alors quelque peu poussiéreuse dans laquelle il imposait ses choix. Je pris vite l’habitude de le seconder dans cette tâche et lorsqu’il devint lui-même Président en 1993, j’ai bien sûr continué de travailler avec lui.
Une rencontre fortuite à Fontainebleau m’avait permis de mieux le connaître. Avec Philippe Bourdin, nous avions l’habitude de nous y rendre fréquemment en train afin de récupérer les nouveautés que distribuait DAM, société dont s’occupait le sympathique André Turban. Du jazz, mais aussi de la musique brésilienne, DAM en étant alors le principal importateur français. Claude faisait de même. Nous nous y retrouvâmes par hasard et il me ramena en voiture à Paris ce jour-là. J’eus droit à de la musique de Duke Ellington pendant tout le trajet, découvrant par là même sa passion pour un musicien sur lequel il était intarissable. Il m’avait alors demandé combien de ses disques je possédais. N’en ayant qu’une dizaine, il m’avait affirmé que ce n’était pas assez et qu’un amateur de jazz se devait d’en avoir dix fois plus. N’écoutant pas la radio à cette époque, j’ignorais qu’entre 1976 et 1984 il avait diffusé l’œuvre intégrale du Duke et consacré 400 émissions à son idole.
Lorsqu’en 1994 j’entrepris la rédaction de “Passeport pour le jazz”, livre coécrit avec Philippe Adler et édité l’année suivante, c’est à Claude et à Christian Bonnet que je demandai conseil. Ce dernier me donna des renseignements sur les grands enregistrements de la « swing era ». Outre ceux qu’il me livra sur Duke Ellington, Claude me fit connaître des disques importants de Fletcher Henderson et Jimmy Lunceford, musiciens que je connaissais mal, et me fit gagner un temps précieux.
Jusqu’en 2005, année au cours de laquelle François Lacharme devint à son tour Président de l’Académie du Jazz, je le retrouvais chaque année chez lui, rue de Charonne, afin de mettre sous pli les invitations de notre remise des prix. Nous terminions la soirée chez Melac, restaurant aveyronnais que Claude appréciait. Outre notre Assemblée Générale annuelle qui se tenait aux « Broches à l’Ancienne », nous nous donnions rendez-vous en décembre, rue Joubert, chez Mimi Perrin, pour voter le Prix du Jazz Vocal dont elle présidait la commission.
Les années passant, je le vis moins souvent. Toujours élégant, il présidait l’Association Grands Formats et avec Christian Bonnet avait fondé la Maison du Duke. Par sympathie, j’en devins adhérent, sans toutefois assister aux nombreuses conférences qu’il y donnait régulièrement. Avec l’excellent guitariste Frédéric Loiseau et la jeune chanteuse Rebecca Cavanaugh, il avait monté un petit orchestre dont il était le pianiste. Outre Duke Ellington, Claude admirait Fred Hersch dont il manquait rarement les concerts. Il me fit écouter plusieurs de ses disques, me fit comprendre l’importance du musicien et découvrir la richesse de son piano. Il continuait également à s’occuper de rééditions discographiques. Après la collection Masters of Jazz pour laquelle il avait réalisé une intégrale de Charlie Christian en neuf volumes et de nombreuses compilations pour Francis Dreyfus, il était responsable depuis 2007 de la collection Original Sound Deluxe chez Cristal Records. Un coffret consacré à Nat King Cole en 2019 fut son dernier travail.
En tant que Président d’Honneur de l’Académie du Jazz, Claude était de facto membre du Bureau qui se réunissait ces dernières années à mon domicile du Boulevard Beaumarchais. J’ai des photos de lui avec Christian Bonnet et ce n’est pas sans émotion que je les regarde. Ils sont probablement là-haut avec le Duke, assistant à un concert inoubliable de son orchestre, Claude au premier rang pour mieux respirer les parfums capiteux de sa “Perfume Suite”, s’extasier sur cette musique ellingtonienne que le ciel accorde d’écouter à ceux qui l’ont beaucoup aimé.
Photo © Pierre de Chocqueuse