S’il fait peu de disques, Dan Tepfer n’en reste pas moins un pianiste qui compte aujourd’hui. Ses improvisations autour des Variations Goldberg du grand Jean-Sébastien Bach ne sont pas passées inaperçues. “Eleven Cages” est le second disque qu’il publie en trio. “Five Pedals Deep”, le précédent, date de 2010. Thomas Morgan en est déjà le bassiste. Musicien très demandé, il peut jouer sans difficultés des métriques complexes, mais aussi de belles lignes mélodiques qui portent la musique. Batteur de Kneebody, groupe dans lequel officie le saxophoniste Ben Wendel qui a enregistré un album en duo avec Dan en 2013, Nate Wood est également un musicien complet. Capable de jouer un nombre impressionnant d’instruments, c’est aussi l’un des deux ingénieurs du son de ce disque avec Dan qui enregistre souvent les siens et parfois ceux des autres (la belle prise de son du “What is This Thing Called ?” de Jean-Michel Pilc pour n’en citer qu’un).
Ces deux musiciens, Dan Tepfer ne les a donc pas choisis par hasard. Pianiste mais aussi astrophysicien de formation, Dan est un chercheur qui explore ici à travers ses compositions le concept de liberté en musique. Une liberté impliquant certaines contraintes pour que la musique se structure, s’organise sur le plan de la forme. C’est dans un cadre, une « cage » librement créée par les musiciens eux-mêmes qu’elle parvient à se construire. L’autre fil conducteur de l’album est la malléabilité du temps musical. Le temps, un battement de vide et de plein qui s’étire comme un ruban de caoutchouc et que l’on peut remplir de notes ou de silence. Largement expérimental, “Eleven Cages” alterne les deux, ajouter ou retirer des notes offrant plus ou moins de place au silence. Battements ajoutés ou retirés à un riff groovy (Roadrunner), réduction et extension d’une ligne de basse chromatique descendante jusqu’à son point de rupture (Little Princess), ou superposition de rythmes dans 547, Dan Tepfer et ses complices s’amusent à se tendre des pièges, à rendre fluides, lisibles et séduisantes des métriques impossibles. Comme tous les jeux, les études de rythmes savamment architecturées et pensées par Dan sont régies par des règles. Cage Free I &II, les deux improvisations de ce recueil, en possèdent également. Dans ce cas, la musique se structure, se cadre au fur et à mesure qu’elle est jouée. Seule pièce en solo de l’album, Hindi Hix est construit sur une cadence rythmique de l’Inde du Nord, le tihai. Des rythmes sur lesquels Dan pose des couleurs, des harmonies chatoyantes. Car le pianiste joue des accords aussi magnifiques qu’inattendus. Avant que ne rentre une contrebasse percussive, Minor Fall ressemble à du Eric Satie. Reprendre Single Ladies de Beyoncé, c’est le réinventer, lui apporter un foisonnement mélodico-rythmique novateur. Une très belle version de I Love You Porgy conclut le disque. Les musiciens jouent tranquillement les notes du thème, font délicatement ressortir sa beauté mélodique. On écoute fasciné la musique d’un album dont on oublie progressivement la complexité pour en découvrir la poésie.
Photo X/D.R.