Peu d’amateurs de jazz connaissent Nels Cline. Normal ! Né à Los Angeles en 1956, il est depuis douze ans le guitariste de Wilco, un célèbre groupe de rock alternatif, et s’il a participé à l’enregistrement de quelques deux cents albums, peu d’entre eux relèvent du jazz. Très lié au regretté Jim Hall, dédicataire du présent disque, Nels a toutefois joué avec des jazzmen, avec Charlie Haden, Bill Frisell, Tim Berne et Julius Hemphill pour ne citer qu’eux. Un de ses albums est entièrement consacré à la relecture de “Interstellar Space”, un opus de John Coltrane de 1967. On n’attendait toutefois pas un disque de Nels Cline sur Blue Note. Il rêvait de l’enregistrer depuis plus de vingt ans et avait toujours prévu de l’appeler “Lovers”.
Le guitariste souhaitait retrouver dans son disque un peu de la musique de ses arrangeurs préférés, celle de Gil Evans, Quincy Jones, Gary McFarland, Johnny Mandel et Henry Mancini. Certains d’entre eux donnèrent à la « musique d’ambiance » ses lettres de noblesse, gommant l’aspect péjoratif qui souvent la qualifiait. Nels Cline revendique cette idée par trop subjective de musique d’ambiance, « un lien aussi étrange que puissant entre son et chanson, désir et amour ». Sachant parfaitement comment devaient sonner des morceaux qu’il souhaitait depuis longtemps inclure dans son album (Beautiful Love et Secret Love notamment), il chargea Michael Leonhart (avec lequel il pose sur la photo ci-dessous) de donner des couleurs à ses rêves, de traduire en sonorités spécifiques ses propres compositions et un matériel thématique singulièrement éclectique. « Je ne voulais pas trop de saxophones, mais des clarinettes et des flûtes. » précise Cline dans ses notes de pochette. Michael a parfaitement compris ce que voulait le guitariste : un habillage sonore élégant, une musique d’ambiance sophistiquée et romantique relevant de la musique de film et du jazz.
Cinq jours de studio furent nécessaires à l’enregistrement de ce double CD produit par David Breskin. Un sixième fut consacré à la prise de son des cordes et de la harpe. Il réunit vingt-trois musiciens et contient dix-huit morceaux instrumentaux. Huit d’entre eux sont au départ des chansons dont les paroles figurent sur la pochette. La guitare de Cline se substitue aux vocalistes qui nous les firent connaître. Certaines viennent de comédies musicales : Why Was I Born ? de “Sweet Adeline”, Glad to Be Unhappy de “On Your Toes”, I Have Dreamed de “The King and I” (“Le Roi et moi”). D’autres ont été composées pour des films. Secret Love est ainsi extrait de “Calamity Jane” (“La Blonde du Far West”, 1953). Doris Day en est la vedette. Bande-son d’un film que Gottfried Reinhardt réalisa pour la MGM en 1952, Invitation est de Bronislaw Kaper, un compositeur cher à l’amateur de jazz pour avoir écrit On Green Dolphin Street. Popularisée en 1931 par le Wayne King Orchestra, Beautiful Love, une valse un peu désuète, cohabite avec les chansons plus contemporaines que sont It Only Has to Happen Once, coécrit par le guitariste Arto Lindsay une des grandes influences de Cline, et Snare Girl, chanson extraite de “A Thousand Leaves”, un album des Sonic Youth, groupe de rock américain que le guitariste apprécie.
Les autres pièces ont été initialement conçues comme des instrumentaux. Parmi elles, des musiques de film, “The Night Porter” (“Portier de Nuit”) couplée avec “Max mon Amour”, musique de Michel Portal. Composé par Henry Mancini pour “Breakfast at Tiffany’s” (“Diamants sur canapé”), The Search for Cat et ses violoncelles qui lui confère un aspect quelque peu dramatique, est selon Nels Cline le morceau qui reflète le mieux son album. Si son délicat jeu de guitare et son phrasé relèvent du jazz, Nels ne dédaigne pas les pédales d’effets, les sonorités étranges. Il s’agit aussi d’élargir la palette de ses timbres car il est presque le seul soliste de ces deux CD(s). Glad to Be Unhappy et Why Was I Born ? contiennent de courts solos de trompette (avec effets de growl) et You Noticed, une de ses propres compositions, renferme un bref chorus de saxophone ténor.
Quelques thèmes ont été écrits par des jazzmen. Lady Gábor du guitariste Gábor Szabó date de son séjour chez Chico Hamilton. Les flûtes y sont à la fête au sein d’une orchestration vaguement orientale. Celle de Cry, Want que Jimmy Giuffre enregistra à New York en 1961 avec Paul Bley et Steve Swallow est minimaliste. Une contrebasse, une batterie modulant des sons, un marimba, quelques rares tuttis dissonants de trompette dans le lointain accompagnent la guitare qui reprend la partie de clarinette de Giuffre, un thème obsédant répété ad libitum. Faisant écho aux longues nappes sonores de l’Introduction, un très long larsen sépare So Hard It Hurts de Touching, deux compositions d’Annette Peacock. Basson, flûtes et clarinettes en exposent le thème méditatif que reprend et développe la guitare. Une harpe double cette dernière dans les premières mesures de The Bond, une pièce de Nels Cline dédiée à sa femme Yuka, un morceau très simple et très doux qui referme les portes de cet album longtemps rêvé, aussi étonnant qu’inattendu.
Photos X/D.R.