Ma première rencontre avec Philippe Adler remonte à 1976. Journaliste à l’Express, il était venu interviewer Ringo Starr dans la suite qu’occupait ce dernier à l’hôtel George V. Alors attaché de presse, je ne me doutais pas que ma future passion pour le jazz et les hasards de la vie nous lieraient d’amitié. Je n’ai d’ailleurs aucun souvenir de ce que nous nous sommes dit ce 17 septembre. Peu de choses probablement. Philippe Adler cachait sa timidité sous une certaine froideur, un aspect bourru qu’il réservait à ceux qu’il rencontrait la première fois. Sous cette carapace se dissimulait une âme sensible et généreuse. Je le découvris beaucoup plus tard. Philippe gardait une certaine réserve. Très jeune, j’étais moi-même peu assuré.
Je me revois chez lui à Paris, dans le jardin qui jouxtait son appartement de la rue du Ranelagh en 1986, par une belle journée de début d’été. Jazz Hot se cherchait un nouveau rédacteur en chef et quelques membres de la rédaction du journal dont moi-même souhaitions le voir en endosser l’habit. Monsieur Jazz à RTL – il en dirigea également les programmes au début des années 70 –, puis à l’Express, Philippe Adler avait fondé Rock & Folk vingt ans plus tôt avec quelques amis. Auteur des paroles de Papa Tango Charly pour Mort Shuman, de celles de Destinée pour Guy Marchand, chanson que le film de Jean-Marie Poiré “Le Père Noël est une ordure” avait rendu célèbre, il était alors plongé dans l’écriture sous le regard attentif et bienveillant d’André Balland chez qui il avait publié deux romans débordant de tendresse et d’humour. Acceptant le poste qu’on lui offrait à Jazz Hot, il en ressuscita le courrier des lecteurs, répondant aux nombreuses lettres qu’il recevait par des phrases aussi brèves que percutantes. Il apporta à la revue un ton différent, celui d’une plume impertinente, irrévérencieuse et drolatique. Ses Hot News, 4 pages désopilantes d’informations et de photos aux légendes saugrenues, ne manquèrent pas de faire du bruit.
Philippe resta dix-huit mois à Jazz Hot, rajeunissant le lectorat du « vieux tramway bringuebalant et rouillé qui venait de traverser une zone de fortes turbulences », gagnant par l’humour de nouveaux lecteurs ouverts comme lui à d’autres musiques. S’il aimait surtout le jazz de Duke Ellington, de Count Basie, de Dizzy Gillespie et de Shorty Rogers, il appréciait le jazz moderne, les jeunes musiciens qui en faisaient l’histoire. Comment oublier nos journées de rires ponctuées de déjeuners pantagruéliques chez Marcel, restaurant de la rue Saint-Nicolas et proche du passage de la Boule Blanche dans lequel le journal s’était installé ? Comment oublier nos deux virées à Besançon, au festival Jazz en Franche-Comté, avec Patrick Tandin, Julien Delli-Fiori et Ferdinand Lecomte ?
Le cœur sur la main et attentif aux autres, Philippe s'amusait mais travaillait aussi beaucoup. Avec Jazz Hot sur les bras, il trouva le temps d‘écrire deux autres romans “Les amies de ma femme”, son plus grand succès adapté pour le cinéma par Didier Van Cauwelaert et “Graine de tendresse” dans lequel la rédaction de son journal devient celle du Serpent Charmeur, « une jolie bande de toqués sympathiques » dont un certain Calqueuse est le chef de pub. En 1987, Jean Drucker, PDG de M6 qui souhaitait pérenniser une émission de jazz sur la chaîne, le chargea de l’animer. Diffusé tous les lundis à une heure tardive, Jazz 6 connut une longévité exceptionnelle, l'émission s’arrêtant définitivement en 2008. Ne pouvant mener de front trois activités, Philippe organisa son départ de Jazz Hot. Il m’avait beaucoup encouragé à écrire. J’étais prêt. Il m’en remit les clefs.
Les années passaient, mon fils Julien grandissait. Philippe lui téléphonait au moment des fêtes et, prenant une autre voix, il devenait Yoyo, le lutin préféré du Père Noël. Julien avait-il été sage ? Tout tremblant au bout du fil, il lui assurait toujours que oui. Philippe publia trois autres romans et, en 1994, nous rédigeâmes à quatre mains “Passeport pour le Jazz” qui reçut éloges et critiques positives lors de sa parution l’année suivante. Largement remaniée et complétée, une seconde édition parut deux ans plus tard. Quittant son « coron » de Boulogne-Billancourt, Philippe s’était installé à Plaisir. Nous déjeunions ensemble lorsqu’il se rendait à Paris. Il finit par délaisser complètement la capitale et je prenais le train pour aller le voir. Il avait coupé sa moustache et pour le magazine gastronomique 3 Étoiles, réalisait des interviews de grands chefs étoilés. Il était particulièrement fier du long entretien que lui accorda Paul Bocuse en 2013 et dont ce blog se fit bien sûr l'écho.
Malade depuis plusieurs mois, il n’acceptait aucun visiteur, exceptés les membres de sa proche famille, son fils Jean-Christophe et sa fille Emmanuelle. C’est elle qui me prévint de son décès. Le 12 mars, jour de la fête de Pourim, le carnaval juif – cela ne pouvait mieux tomber –, Philippe, né le 16 juin 1937, retrouvait là-haut ses parents et amis disparus, Philippe Koechlin qu’il aimait beaucoup, les musiciens qu’il admirait, ses chats (Ellington, Thelonious, Dizzy...) qui le consolaient. Je l’imagine faire la fête avec eux autour d’une table bien garnie, du jazz plein les oreilles, son éternel cigare au bec, heureux sous la protection du Bon Dieu. Ce dernier n’est-il pas lui aussi un fumeur de havanes ?
-Après les pianistes Maurice Vander et Horace Parlan partis en février, Jean-Christophe Averty, Pierre Bouteiller, Tommy LiPuma (qui venait de produire le nouveau disque de Diana Krall) et Gérard Terronès nous ont aussi quittés en mars, mois tristement endeuillé.
QUELQUES CONCERTS QUI INTERPELLENT
-Pour commencer, rendez-vous au Duc des Lombards. Benny Golson s’y produit les 3, 4 et 5 avril et il serait dommage de ne pas l’écouter. Né en 1929, créateur des standards inoubliables que sont Along Came Betty, I Remember Clifford ou de cette Blues March qui fut l’indicatif de “Pour ceux qui aiment le jazz”, le saxophoniste est une des dernières vraies légendes d’une musique à laquelle il contribua activement. Sa participation aux Jazz Messengers d’Art Blakey dont il assuma un temps la direction, le Jazztet qu’il codirigea avec Art Farmer furent quelques-uns de ses titres de gloire. On est surpris de l’entendre jouer aussi bien aujourd’hui. Sa sonorité reste moelleuse, chaude, généreuse, et son phrasé fluide. Depuis l’an dernier, il tourne en Europe avec Antonio Faraò au piano, Gilles Naturel à la contrebasse et Doug Sides (batterie). Ils seront avec lui au Duc pour servir sa musique.
-J’ai découvert Ben Rando en 2012 lorsqu’il officiait au piano au sein de Dress Code, un groupe qui nous laisse un album sur lequel plane fortement l’ombre du second quintette de Miles Davis. Benjamin Rando sort aujourd’hui un premier disque sous son nom. La musique en est très différente, du jazz teinté de folk, des chansons jazzifiés qui laissent beaucoup de place à l’improvisation des solistes, une jeune américaine, Sarah Elizabeth Charles, se chargeant de les chanter. On peut ne pas adhérer à son timbre de voix, mais les orchestrations très soignées de cet opus regorgent de belles couleurs et d’inventions mélodiques. Naguère membres de Dress Code, le saxophoniste Yacine Boularès et le batteur Cédric Bec sont de l’aventure, Sam Favreau à la contrebasse et l’excellent guitariste Federico Casagrande complétant la formation. Le 5 au New Morning, elle fêtera la sortie de “True Story” (Onde Music / InOuïe Distribution) sur lequel on prêtera attention.
-Le 7, le Gil Evans Paris Workshop au grand complet investit le New Morning à l’occasion de la parution de “Spoonful” (Jazz&People / PIAS) son premier disque, deux CD(s) renfermant une musique généreuse qui laisse également beaucoup de liberté aux solistes. À la tête d’une quinzaine de jeunes musiciens, Laurent Cugny reprend et modernise les arrangements de Gil Evans, propose ses propres compositions et des morceaux qu’il a lui-même arrangés, Lilia de Milton Nascimento, Manoir de mes rêves de Django Reinhardt, My Man’s Gone Now de George Gershwin bénéficiant des rythmes et des timbres élégants qu’offre l’instrumentation d’un grand orchestre. Citer les noms des musiciens qui entourent Laurent sur cette photo serait fastidieux pour le lecteur de ce blog. Vous les trouverez dans le livret de son album que vous allez sans tarder acquérir. Grâce à eux, le jazz rajeunit et continue d’exister.
-Avec Yoni Zelnik (contrebasse) et Donald Kontomanou (batterie), le pianiste Yonathan Avishai se produira en trio au Sunside le 14. Il enregistra avec eux “Modern Time”, premier de ses deux disques pour le label Jazz&People, la découverte d’un pianiste sensible qui joue peu de notes, mais les aère par une utilisation judicieuse du silence, sait bien les choisir et dont la musique, ancrée dans la tradition, relève bien du jazz. Avec César Poirier (clarinette et saxophone alto) qui le 15 s’ajoutera au trio du pianiste, la musique se teintera de couleurs néo-orléanaises. Avec Inor Sotolongo (percussions) indisponible ce soir là, César participa à l’enregistrement de “The Parade”, son deuxième album, réussite incontestable qui nous transporte dans les Caraïbes, et au sein duquel le boléro et l’habanera font bon ménage. Un de mes 13 Chocs 2016, un disque à écouter sans tarder.
-Fred Nardin au Duc des Lombards le 20. On l’y rencontre souvent, toujours prêt à tenir le piano du club. Prix Django Reinhardt 2016 de l’Académie du Jazz, Fred se prépare à enregistrer un disque en trio. C’est avec Or Bareket à la contrebasse et Leon Parker à la batterie que le Duc le programme. Pianiste de l’Amazing Keystone Big Band, il surprend par la modernité de son piano. Avec lui, l’instrument reste attaché au blues, à l’histoire du jazz, parle le swing et le bop. Enregistré en quartette en 2013 et publié en janvier 2016, “Watt’s” ne reflète pas les progrès accomplis par le pianiste. On l’écoutera plutôt dans “Low Down”, un album plus récent du saxophoniste Jean-Philippe Scali et l’on attendra patiemment le sien dont la sortie nous est annoncée cette année.
-Monty Alexander à la Philharmonie de Paris, salle Pierre Boulez, le 23 à 18h00. Originaire de la Jamaïque, il se plaît à mêler le jazz de la grande Amérique au reggae de Kingston, sa ville natale. Vif, brillant, coloré et souvent percussif, son piano a souvent été comparé à celui d’Oscar Peterson. Les albums qu’il a enregistrés pour le label Motéma avec son Harlem-Kingston Express déménagent et contiennent d’étonnantes versions de The Harder They Come (Jimmy Cliff) et de No Woman No Cry (Bob Marley). Andy Bassford (guitare), Hassan Shakur (contrebasse) et Karl Wright (batterie) qui l’accompagnent à Paris jouent depuis longtemps avec lui. Wayne Escoffery au saxophone ténor et Andrae Murchison au trombone donneront d’autres couleurs à sa musique. Leon Duncan (contrebasse) et Jason Brown (batterie) doubleront la section rythmique ce qui promet une belle soirée.
-Houston Person en quartette au Duc des Lombards du 24 au 26 avril. Né en 1934, auteur d’une discographie riche d’une cinquantaine d’albums – il en enregistra une dizaine pour le label Prestige –, ce musicien originaire de la Caroline du Sud possède toujours une sonorité chaude et veloutée au saxophone ténor. Elle convient bien aux ballades qu’il reprend, à ses improvisations toujours mélodiques. J’ignore tout des musiciens qui l’accompagnent à Paris, la chanteuse et pianiste Dena DeRose, le bassiste Ignasi Gonzalez, le batteur Jo Krause, mais je recommande à vos oreilles attentives “Something Personnal”, un disque HighNote de 2015. L’énergie intacte, Houston Person tout feu tout flamme nous donne une leçon de lyrisme.
-Tony Palemaert au Studio de l’Ermitage le 25 (21h00). Il y fêtera la sortie de “Camera Obscura”, disque dont vous trouverez la chronique dans ce blog. Le pianiste apprécie toutes sortes de musiques et les fait siennes au sein d’un univers musical très riche qu’il orchestre avec beaucoup de cohérence. Relevant du jazz, ses improvisations reposent sur des mélodies attachantes qu’il harmonise avec beaucoup d’imagination, ses musiciens contribuant avec lui à la réussite d’une musique très soignée sur un plan sonore. Julien Pontvianne (saxophone ténor et clarinette), Nicolas Moreaux (contrebasse), Karl Jannuska (batterie) et deux des nombreux invités de l’album, Christophe Panzani (saxophone ténor) et Pierre Perchaud (guitare) seront sur scène pour l’interpréter, la recréer autrement. Le guitariste Federico Casagrande qui a enregistré un bel album avec le maestro Enrico Pieranunzi (“Double Circle” sur Cam Jazz) assurera la première partie du concert. Enregistré avec Joe Sanders (contrebasse) et Ziv Ravitz (batterie), “Fast Forward”, son nouveau disque, paraîtra le 19 mai.
-On retrouve Christophe Panzani, Pierre Perchaud et Karl Jannuska dans le sextet de Nicolas Moreaux attendu au Sunside le 26. Le bassiste m’était inconnu avant la parution de “Fall Somewhere”, grand prix du disque de l’Académie Charles Cros en 2013, un double CD atmosphérique et lyrique à la croisée du jazz et d’autres musiques populaires. Puis vint son “Belleville Project”, musique d’un film imaginaire co-signé avec le saxophoniste américain Jeremy Udden dans laquelle Pierre Perchaud assure les guitares et le banjo. Olivier Bogé au saxophone alto et Antoine Paganotti à la batterie complètent la formation d’un compositeur qui lui apporte de vraies mélodies, met en scène une musique inspirée évoquant des images, une musique sur laquelle il fait bon s’attarder.
-Duc des Lombards : www.ducdeslombards.com
-New Morning : www.newmorning.com
-Sunset-Sunside : www.sunset-sunside.com
-Philharmonie de Paris : www.philharmoniedeparis.fr
-Studio de l’Ermitage : www.studio-ermitage.com
Crédits Photos : Philippe Adler © Pierre de Chocqueuse – Benny Golson Quartet © Marie-Colette Becker – Ben Rando © Jean-Baptiste Millot – Gil Evans Paris Workshop © Noé Cugny – Yonathan Avishai Trio © Eric Garault – Fred Nardin, Nicolas Moreaux © Philippe Marchin – Tony Palemaert © Sylvain Gripoix – Monty Alexander, Houston Person © Photo X/D.R.