VENDREDI 6 avril
Stacey Kent aime la France, sa langue, sa culture. Avant d’émigrer aux Etats-Unis, son grand-père paternel avait habité Paris. De lui, la chanteuse a hérité son amour du français qu’il lui apprit à parler, qu’ils adoptèrent entre eux. Elle-même vécut un moment à Paris. Après La Cigale en mai 2011, salle dans laquelle elle enregistra un album live, l’Olympia l’accueillait le 6 avril. C’est un peu loin pour en parler, mais la chanteuse a rarement les honneurs de ce blog. Il faut dire que depuis le très réussi “Breakfast on the Morning Tram” elle délaisse le jazz au profit de la chanson française et de la musique brésilienne. Son avant-dernier disque, “Raconte -moi”, est un recueil de chansons françaises jazzifiées, certaines anciennes (L’étang de Paul Misraki), d’autres écrites à son intention par de jeunes auteurs.
L’autre passion de Stacy Kent c’est la bossa-nova, les mélodies d’Antonio Carlos Jobim, de Vinicius de Moraes qu’elle interprète avec ferveur comme si elle venait juste de les découvrir. Aguas de Março, Corcovado, How Insensitive et The Girl from Ipanema figurent aujourd’hui en bonne place dans son tour de chant. Sa voix me fait penser à celle de Blossom Dearie qui, espiègle, minaudait pour séduire. Stacey fait de même, mais avec naturel, la spontanéité remplaçant la malice. Elle interpelle souvent le public, le charme par sa naïveté, sa fraîcheur, l’affection qu’elle lui témoigne. Elle s’habille comme une petite fille modèle, ressemble à Julie Andrews dans “La mélodie du bonheur”. Conquise, l’oreille suit une voix sensible au timbre agréable, apprécie une diction impeccable. Stacey chante en français avec le soupçon d’accent qui attire. Outre le répertoire de Jobim, elle reprend Ces petits rien de Serge Gainsbourg, Sait-on Jamais ? une jolie chanson de Camille d’Avril pour les paroles et de Jim Tomlinson pour la musique, Breakfast on the Morning Tram (le texte est de Kazuo Ishiguro), et Samba Saravah adaptation par Pierre Barouh d’une chanson de Vinicius.
Un peu raides dans leurs costumes bien coupés, ses musiciens swinguent avec élégance sans jamais faire de vagues. Parmi eux, Jim Tomlinson, le mari de Stacey, compose, arrange les morceaux, prend des chorus de ténor très lisses qui sonnent comme du Stan Getz, et improvise au plus près des mélodies que chante son épouse. Tout cela est propre, sans aspérités. On souhaiterait un peu plus de folie et de risque dans ce répertoire sur mesure qui s’écarte du jazz. You’d Be So Nice to Come Home To de Cole Porter fut l’un des seuls standards de la soirée. C’est peu pour une chanteuse qui peu de temps après son installation à Londres (Stacey Kent est américaine) fut celle du big band du Ritz Hotel. Si le "Great American Songbook" a aujourd’hui moins sa faveur, on ne s’ennuie pas une seconde, bercé par des mélodies aguichantes et le charme d’une voix.
MARDI 17 avril
Chick Corea et Gary Burton Salle Pleyel. Les deux hommes n’ont pas cessé de se fréquenter depuis le début des années 70. Lorsque Manfred Eicher, directeur de la jeune maison de disques ECM suggéra à Corea de former un duo avec lui, Chick s’empressa d’accepter. Pour le label munichois, le pianiste avait déjà enregistré deux disques en solo, un en trio avec Dave Holland et Barry Altschul, et un avec son groupe, Return To Forever qui contient la première version de Crystal Silence. Il connaissait et appréciait Gary Burton, de deux ans son cadet, l’avait naguère remplacé dans le quartette de Stan Getz et admirait son jeu novateur au vibraphone. Lionel Hampton et Milt Jackson ne régnaient plus sans partage sur l’instrument depuis que Burton en avait amélioré les capacités harmoniques. Se servant simultanément de quatre mailloches, il accompagnait ses propres chorus, et construisait des improvisations d’une grande richesse polyphonique. En 1972, Burton et Corea enregistrèrent à Oslo, “Crystal Silence”, le plus fameux de leurs disques. Il scella une amitié qui perdure, puisque quarante ans plus tard, nos duettistes qui ont gravés ensemble sept albums prennent toujours autant de plaisir à donner des concerts. Leur nouvelle tournée est destinée à promouvoir “Hot House”, un opus qui, contrairement aux précédents, ne contient que des standards. Seule et notable exception, Mozart Goes Dancing, une composition de Corea dans laquelle interviennent les cordes du Harlem String Quartet.
A Pleyel, Chick Corea et Gary Burton jouèrent une bonne partie de l’album, mais aussi des extraits de “My Spanish Heart” (Love Castle, son ouverture), et les inévitables Crystal Silence et La Fiesta, les espagnolades allant bon train sous les doigts du pianiste qui, malgré son tonus, se contenta souvent de poser les rythmes, des accords percussifs. S’il improvisa, et de façon brillante dans La Fiesta, faisant sonner les basses puissantes qui rythme le morceau, Corea assura souvent un simple balancement rythmique à un Burton éblouissant qui exposait les thèmes, chargeait ses chorus de notes scintillantes et fluides, le vibraphone prenant le dessus sur le piano. Les échanges acrobatiques furent nombreux, les deux hommes anticipant pour une fertile mise en couleurs de leurs idées mélodiques. Can’t We Be Friends associé au grand Art Tatum, Hot House et ses progressions d’accords trempées dans le bop, nourrirent leurs dialogues virtuoses, Strange Meadow Lark de Dave Brubeck et Chega de Saudade, pièce d’Antonio Carlos Jobim décidément très à la mode, révélant la riche palette harmonique de nos duettistes, le lyrisme de leurs ébats complices.
LUNDI 23 avril
La foule pour le charismatique Bobby McFerrin qui avait rendez-vous avec son public dans un Théâtre du Châtelet archi-comble. Le public parisien n’a pas oublié son duo improvisé avec le ténor Placingo Domingo en 2009, ni le magnifique concert qu‘il donna l’année suivante à l’occasion de la sortie de “VOCAbularieS” qui reste son disque le plus récent. Le chanteur ne sait jamais par quoi commencer ses prestations a capella. Il choisit une note et improvise, ce qui lui permet de juger sa voix, son souffle. Les yeux clos, il commença par une longue et enveloppante modulation rythmée par le martèlement de sa cage thoracique.
L’homme est un orchestre à lui seul. Il a étudié de nombreux instruments et en reproduit les timbres avec sa voix. Tel un bushman, il utilise sa langue, sa bouche, ses lèvres, ses joues pour sculpter une musique qui relève aussi bien du chant indien, que de l’Afrique, la sanza de Paco Séry apportant une couleur africaine aux improvisations vocales du chanteur. La maîtrise du souffle reste l’assise de son travail, une expression musicale portée par une profonde spiritualité, chanter étant pour lui une manière de prier.
Conviant de courageux anonymes à le rejoindre sur scène pour partager des duos avec lui, McFerrin chanta le Sweet Home Chicago de Robert Johnson, et invita Thomas Dunford (À 2 Violes Esgales, The Irish Baroque Orchestra) à l’accompagner au théorbe. Marie-Claude Pietragalla dansa sur une mélopée au rythme ondulant comme le blé sous le vent. Se transformant en chef d’orchestre – il en étudia la direction avec Leonard Bernstein et Seiji Osawa – , et avec la complicité du public dont il mit les voix à contribution, McFerrin installa un vaste choeur polyphonique et appela à rythmer la musique par des claquements de langues. Un grand et émouvant moment survint lorsque la salle reprit l’Ave Maria de Gounod que le chanteur avait fredonné. Sa prestation se termina par la formation d’une chorale improvisée sous des applaudissements enthousiastes.
Photos © Pierre de Chocqueuse