Juin : publiées aux Etats-Unis en 1973, les mémoires de Duke Ellington, “Music Is My Mistress”, m’enchantent. Slatkine & Cie, une courageuse maison d’édition, les éditent pour la première fois en français. Éminent spécialiste de l’œuvre ellingtonienne, Claude Carrière en a rédigé la préface. Christian Bonnet qui préside La Maison du Duke, en a remanié une ancienne traduction, des centaines d’heures de relectures, de corrections afin de rendre l’ouvrage parfaitement lisible. Il l’est, et l’on s’y plonge avec bonheur, goûtant l’humour, la verve poétique de ses pages.
On découvre un Duke Ellington inattendu, un humaniste, mais aussi un bon vivant qui consacre un chapitre entier de son livre à ses papilles gustatives. L’homme aime la bonne cuisine, les bons vins ce qui ne l’empêche pas d’être profondément croyant. Parcourant le monde, reçu par des chefs d’État, des rois et des reines, il va de réception en réception non sans s’inquiéter de sa ligne et de sa santé, donnant les noms de ses médecins qu’il réveille parfois en pleine nuit. De nombreuses pages sont consacrées à ses voyages, aux tournées de son orchestre à travers le monde. Duke Ellington revient sur son apprentissage, sa jeunesse à Washington, sa découverte de New York. Il dresse des portraits flatteurs des membres de sa famille, de ses amis, des musiciens de sa formation mais aussi de tous ceux qu’il admire. La musique bien sûr y tient une place importante. Elle n’a pas de frontières, se juge « à l’aune de l’oreille humaine ». La sienne n’a jamais cessé d’évoluer, de se sophistiquer, provoquant l’incompréhension d’une partie de son public. En 1950, lors d’un concert qu’il donne avec son orchestre au Palais de Chaillot, il joue sa Liberian Suite lorsqu’un jeune homme l’interpelle : « Monsieur Ellington, nous sommes venus écouter Ellington. Ceci n’est pas du Ellington ! ».
Qu’est-ce que le jazz ? Où commence-t-il ? Où s’arrête-t-il ? Duke Ellington n’a pas été le seul à se poser des questions qui sont toujours d’actualité. Pour René Urtreger, le jazz est une musique savante associant le cerveau, le cœur et les tripes. Née de la rencontre de l’Afrique et de l’Europe en terre américaine, elle s’est progressivement affranchie de ses racines populaires et africaines, s’est débarrassée du swing, de sa sensualité pour s’intellectualiser. Le pianiste regrette qu’aujourd’hui, les musiciens noirs jouent comme les blancs, comme des musiciens classiques. Dans “Le Roi René”, publié chez Odile Jacob, il se confie avec franchise à Agnès Desarthe qui nous livre le vrai roman de sa vie tumultueuse. Très jeune, il joue avec les plus grands dans les clubs parisiens, avec Buck Clayton et Don Byas, avec Miles Davis pour la musique d’“Ascenseur pour l’échafaud”. Puis vinrent la drogue « pour annuler la peur de jouer », la chute après l’ascension, les années yéyés auprès de Claude François et la relève en 1977 alors qu’il est en bas de l’échelle, qu’il a abandonné le jazz pendant presque quinze ans. Si certains le croient « conservé dans le be-bop comme un fossile dans l’ambre », le Roi René n’a jamais aussi bien joué que ces dernières années. « Je sais d’où je viens. Je connais très bien mes racines et la source de mon jeu. C’est justement ça qui me permet de m’en affranchir, d’aller voir ailleurs si j’y suis. Je ne renie pas, je ne trahis pas. J’évolue ».
Venu nombreux au Théâtre du Châtelet assister à la soirée du 60ème anniversaire de l’Académie du Jazz le 8 février dernier, le public s’est vite aperçu de la modernité de son piano. Doyen de l’octette qui réunissait des lauréats du Prix Django Reinhardt, René Urtreger assura brillamment la première partie d’un concert au cours duquel l’Académie décerna les prix les plus importants de son palmarès 2015. Le Grand Prix de l’Académie du Jazz (meilleur disque de l’année) revint à un autre pianiste, Fred Hersch, pour “Solo” édité sur le label Palmetto. Absent, il ne put récupérer son trophée. Sur cette photo de Philippe Marchin prise mardi dernier (le 31 mai), François Lacharme qui préside l’Académie du Jazz le lui remet sur la scène du Duc des Lombards, sous les applaudissements de votre serviteur, secrétaire général (et non pas perpétuel) de cette Académie.
QUELQUES CONCERTS QUI INTERPELLENT
-Un rendez-vous trimestriel à ne pas manquer, celui de retrouver le temps d’un brunch au Petit Journal Montparnasse le Duke Orchestra. Premières mignardises le dimanche 5 juin (de 11h30 à 14h30). En cuisine, ils s’activent déjà : les poulets rôtissent, les œufs sont brouillés, les oranges pressés. C’est le temps des cerises, tartes et clafoutis vous attendent. Et puis, il y a l’orchestre, la meilleure formation ellingtonienne de la planète jazz. Laurent Mignard en assure la direction. Avec lui : André Villéger, Aurélie Tropez, Fred Couderc, Olivier Defaÿs, Philippe Chagne (saxophones et clarinettes), Benjamin Belloir, Sylvain Gontard, Jérôme Etcheberry, Richard Blanchet (trompettes), Bastien Ballaz, Michaël Ballue, Jerry Edwards (trombones), Philippe Milanta (piano), Bruno Rousselet (contrebasse) et Julie Saury (batterie). Réservation obligatoire au 06 37 58 17 93.
-Le 6 à 20 h 30, à la Petite Halle de la Villette (211 avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris), le Secours Populaire organise pour la seconde année consécutive un concert avec des musiciens venant d’univers musicaux différents. Le pianiste André Manoukian est le maître d’œuvre de ce second « Secours Pop Live ». La chanteuse China Moses, le guitariste Sylvain Luc, le percussionniste argentin Minino Garay, le cornettiste Médéric Collignon, le pianiste Florian Pellissier, le chanteur Djeuhdjoah, le batteur Cyril Atef et quelques autres participeront à la soirée, se mettant ensemble pour dialoguer et échanger, s’ouvrir aux cultures musicales du monde, et tout cela pour une bonne cause.
-On retrouve le Petit Journal Montparnasse le 8 pour un unique concert parisien de Sinne Eeg. Mezzo-soprano au large ambitus, la chanteuse danoise compose d’excellentes chansons et s’entoure de très bons musiciens. Impressionnante a cappella, elle aime aussi se faire accompagner par la seule contrebasse de Thomas Fonnesbæk qui lui donne le tempo et joue ses propres lignes mélodiques. En témoigne le disque qu’ils ont enregistré ensemble l’an dernier. Jacob Christoffersen au piano et Morten Lund, batteur très demandé au Danemark, entourent également la chanteuse. Tous ont participés à “Face the Music” (Stunt Records). Prix du Jazz Vocal 2014 de l’Académie du Jazz, cet album de Sinne Eeg a obtenu la même année un Danish Music Award.
-Bien connu des mélomanes, un piano Fazioli équipant sa salle de concert, l'Institut Culturel Italien de Paris (Hôtel de Galliffet, 50 rue de Varenne 75007 Paris) programme en juin du classique, de la musique contemporaine et du jazz. Le 9 à 20h00, le pianiste Giovanni Guidi y est attendu en solo pour une « conversation avec lui-même » inspirée de Bill Evans. Successeur de Stefano Bollani au sein de l’orchestre d’Enrico Rava, il est l’auteur de plusieurs albums parus chez Cam Jazz dont le remarquable “We Don't Live Here Anymore” enregistré à New York avec Gianluca Petrella, Michael Blake, Thomas Morgan et Gerald Cleaver. Privilégiant les pièces modales et lentes, “This is the Day”, son dernier disque en trio pour ECM, est l’un des 13 Chocs de l’année 2015 de ce blog. Un second concert est prévu le 20 juin, toujours à 20h00. Giovanni Guidi sera alors accompagné par le contrebassiste Matteo Bortone, élu meilleur nouveau talent 2015 par la revue Musica Jazz. Ces concerts sont gratuits, mais il est indispensable de réserver vos places sur le site web de l’Institut.
-Madeleine & Salomon au New Morning le 15 (20h30). Madeleine, c’est Clotilde Rullaud. Elle chante et joue de la flûte. Salomon, c’est Alexandre Saada. Son piano interpelle par ses couleurs, ses harmonies, ses notes économes et bien choisies. Ils se sont rapprochés à l’occasion d’une tournée en Asie et viennent de sortir leur premier disque. Hommage poétique délicatement minimaliste aux chanteuses américaines engagées qui osèrent affirmer leur féminité, “A Woman’s Journey” puise ses thèmes dans un large répertoire. Des pièces de Nina Simone, le Strange Fruit que chantait Billie Holiday y côtoient des compositions de Marvin Gaye et de Janis Joplin. Des « protest songs » qui nous sont moins familiers complètent l’album récemment commenté dans ce blog. De courts films oniriques constitués d'images d'archives accompagneront la musique d’un concert événement.
-20ème édition du Festival Vocal au Sunside / Sunset du 15 juin au 7 juillet. Du jazz bien sûr, mais aussi bien d’autres musiques sont au programme de cette manifestation. Les têtes d’affiche en sont Anne Ducros (en trio avec Robert Kaddouch au piano et Gilles Nicolas à la contrebasse) le 17 et Dee Alexander (en quartette avec Miguel delaCerna au piano, Junius Paul à la contrebasse et Ernie Adams à la batterie) le 25. Originaire de Chicago, cette dernière possède une voix chaude et émouvante qu’elle met au service d‘un vaste répertoire de standards. Edité l’an dernier sur le label Blujazz, “Songs My Mother Loves”, disque dans lequel Oliver Lake joue du saxophone alto, en témoigne. On consultera le site du club pour tout savoir sur les autres concerts de ce festival.
-Manuel Rocheman au Duc des Lombards le 22 avec Mathias Allamane à la contrebasse et Matthieu Chazarenc à la batterie. Après “The Touch of Your Lips”, un hommage à Bill Evans qu’il a enregistré avec eux en 2009, et dans lequel il renouvelle son jeu de piano, il garde le même trio dans “misTeRIO” (Bonsaï Records), un nouveau disque renfermant de nouvelles compositions. Très travaillées, ces dernières mettent en valeur un pianiste virtuose dont la fluidité de jeu nous fait oublier une technique impressionnante. Manuel n’est pourtant pas avare de notes. Elles fusent nombreuses, brillent d’or pur, trouvent leur place dans des phrases élégamment rythmées. Il fait chanter des harmonies chatoyantes et le trio qui l’accompagne sert merveilleusement sa musique.
-Pour venir en aide aux victimes des villages sinistrés du Népal, l’un des dix pays les plus pauvres de la planète, l’association à but humanitaire Partage dans le Monde (30, rue Claude Decaen, 75012 Paris) organise le 26 juin au New Morning (19h00) sa troisième édition de « Jazz pour le Népal ». Son objectif : réunir des fonds pour offrir aux plus démunis des consultations médicales gratuites, reconstruire les écoles détruites par de récents séismes, installer l’eau potable dans des villages reculés. Fédéré par le pianiste Nicola Sergio, des musiciens indiens, des jazzmen, et des personnalités éminentes de la musique classique ont accepté de soutenir cette manifestation caritative et d’y participer. Accompagné par Jean-Charles Richard (saxophone), Antoine Gramont (violoncelle), Arnaud Cuisinier (contrebasse) et Luc Isenmann (batterie), Nicola Sergio assurera en quintette la partie jazz du concert. Gaëtane Prouvost (violon) et Claude Collet (piano) joueront des œuvres du répertoire classique et associé à Luc Isenmann, Narendra Bataju (sitar) de la musique indienne.
-La 23ème édition du Paris Jazz Festival, se tiendra au Parc Floral de Paris du 11 juin au 31 juillet. Huit week-ends pour découvrir et écouter toutes sortes de musiques. La Belgique est à l’honneur les 25 et 26 juin. Aka Moon, le groupe du batteur Stéphane Galland (le 25) n’est pas ma tasse de thé, mais ne manquez pas le 26 le Brussels Jazz Orchestra, l’un des meilleurs orchestres de jazz européen que dirige son directeur artistique, le saxophoniste Franck Vaganée. Ce rutilant big band de seize musiciens (Nathalie Loriers y tient le piano) qui nous visite très rarement ne sera pas seul à occuper l’espace Delta du Parc Floral (à 16h00 précisément). Il invite David Linx dans un programme consacré à Jacques Brel qui à partir du 10 juin sera disponible en album. Très soignés, les arrangements mettent en valeur une voix qui relève un défi : jazzifier les grandes chansons de Brel, les faire revivre différemment. Le même jour, mais à 14h30, toujours à l’espace Delta, le pianiste Yvan Paduart se produira en trio avec Philippe Aerts à la contrebasse et Hans Van Oosterhoot à la batterie. Je n’aime pas trop ses disques de jazz fusion, mais Yvan Paduart est un grand pianiste et “Crush”, enregistré en 2008 avec le Metropole Orchestra, un grand disque.
-Le quartette de Branford Marsalis avec Kurt Elling les 27 et 28 juin (20h30) sur la scène du New Morning dans le cadre du festival « All Stars » qu’organise le club. Maître souffleur, Branford continue de nous surprendre par la diversité de ses projets. Après avoir consacré un album au chef d’œuvre de John Coltrane, “A Love Supreme”, et effectué l’an dernier une tournée de 20 concerts à travers l’Amérique pour jouer de la musique baroque, le saxophoniste vient d’intégrer à son quartette le chanteur Kurt Elling. Enregistré avec lui à la Nouvelle-Orléans “Upward Spiral” (Okeh / Sony Music), un album, mélangeant standards et chansons, est en vente depuis le 10 juin. Justin Faulkner remplace désormais Jeff “Tain” Watts à la batterie au sein d’une formation comprenant toujours Joey Calderazzo au piano et Eric Revis à la contrebasse. Tous se sont impliqués dans le choix du répertoire qui comprend des morceaux de Sting (Practical Arrangement), d’Antonio Carlos Jobim, de Sonny Rollins (Doxy) et des pièces arrangées par le groupe.
-Le 30, Randy Weston est lui aussi attendu au New Morning, toujours dans le cadre de son All Stars Festival. Avec lui les musiciens de son African Rhythms Quintet, Billy Harper (saxophone ténor), Tk Blue (saxophone alto et flûte), Alex Blake (contrebasse) et Neil Clarke (batterie, percussions). A 90 ans (il est né à Brooklyn le 6 avril 1926), le pianiste reste une des dernières légendes du piano jazz. Admirateur de Thelonious Monk, il posséda un club de jazz à Tanger et composa quelques thèmes qui sont devenus des standards. Influencé par l’Afrique, par sa rencontre avec les Gnawas du Maroc, il joue un piano énergique, percussif et trempé dans le blues, le registre grave de l’instrument étant abondamment sollicité. Avec le journaliste Willard Jenkins, Randy Weston a également écrit ses mémoires, “African Rhythms”, autobiographie traduite en français en 2014 chez Présence Africaine.
-Saxophoniste très demandé – il joue dans de nombreuses formations, notamment celles de Florian Pellissier et de Nicolas Moreaux – Christophe Panzani est attendu le 1er juillet au Duc des Lombards à l’occasion de la sortie de son premier disque sous son nom. “Les âmes perdues” (Jazz & People) contient sept morceaux, sept duos enregistrés par ses soins au domicile de sept pianistes avec lesquels il dialogue et partage sa musique. Au Duc, ils seront quatre à jouer avec lui ses compositions : Yonathan Avishai qui a signé l’an dernier avec “Modern Times” un album remarqué en trio ; Laia Genc, une pianiste allemande à découvrir ; Léonardo Montana souvent associé à Triphase, la formation d’Anne Paceo et auteur d’un opus en duo avec le bassiste cubain Felipe Cabrera ; Tony Paleleman accompagnateur régulier de l’accordéoniste Vincent Peirani.
-Petit Journal Montparnasse : www.petitjournalmontparnasse.com
-Petite Halle de la Villette : www.spf75.org
-New Morning : www.newmorning.com
-Institut Culturel Italien de Paris : www.iicparigi.esteri.it
-Sunset-Sunside : www.sunset-sunside.com
-Duc des Lombards : www.ducdeslombards.com
-Partage dans le Monde : www.partagedanslemonde.com
-Paris Jazz Festival : www.parisjazzfestival.fr
Crédits Photos : Giovanni Guidi © Andrea Boccalini – Madeleine & Salomon © Alexandre Saada – Dee Alexander © Claude-Aline Nazaire – Manuel Rocheman Trio © Karine Mahiout – Randy Weston © Carol Friedman – Duke Ellington, Sinne Eeg, David Linx & The Brussels Jazz Orchestra, Kurt Elling & Branford Marsalis © Photos X/D.R.